Thèbes n’a pas enterré ses enfants, elle les a emmurés.

Le n° 290 de la revue Marginales est sorti, sur le thème « Enfants non admis »

Un texte en hommage à Fatou Sheriff, son frère et tous les autres.

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Je m’appelle Fatou Sheriff et j’ai douze ans.

Je suis morte.

Je suis morte emmurée vivante, auprès du cadavre pourrissant de ma mère.

Eh bien. Ces choses-là, je vais vous les dire.

D’abord.

D’abord, c’est le grand vautour qui s’est mis à tournoyer là-haut. Pendant plusieurs jours, son ombre a plané sur nos maisons. Mais personne ne le regardait venir.

Quand les femmes allaient chercher de l’eau, l’oiseau se posait sur une branche. Et il les observait.

Quand les hommes se retrouvaient pour le thé, l’oiseau hochait la tête. Et il les surveillait.

Quand les enfants sortaient jouer dans l’air du soir, l’oiseau ricanait. Et il les admirait.

Ensuite.

Ensuite, il y a eu les autorités sanitaires. Elles sont venues, mais il était déjà trop tard. Ce jour-là, ils ont brûlé le cadavre du père.

Ensuite, il y a eu les journalistes. Mais ils ne sont pas restés. Ils se tenaient toujours au seuil. Pas au-delà. Ils posaient des questions, ils enregistraient, ils prenaient des photos et ils repartaient.

Ensuite, plus rien.

Seulement : cette fille, là, qui gémit et qui pleure.

C’est maintenant. C’est toujours.

J’ai perdu le compte des jours. J’ai mangé des racines et des fruits. J’ai bu l’eau du puits. Je ne suis pas malade. Mais j’ai bien envie de vouloir de mourir.

Quand le père est tombé malade, le sorcier a dit que c’était le palu. Qu’il fallait attendre et avaler les comprimés. Quand la mère, elle est tombée malade à son tour, on a dit : « Ebola ». Le vautour, là, se tenait les côtes.

Tout le monde a peur. Tout le monde a toujours peur. Mais cette fois, tout le monde a très peur. Alors tout le monde est parti se cacher. Dans la forêt, de l’autre côté.

Moi aussi j’avais peur au début. Je pleurais, j’attendais que viennent les docteurs de la ville. Je pensais qu’on allait guérir. Ou plutôt, je n’arrivais pas à penser autre chose. A considérer cette chose, là.

Mais maintenant.

Maintenant, je vais vous dire : je n’ai plus peur. Je n’ai plus rien à attendre. Donc je n’attends rien. Je ne parle à personne. Je ne vois personne. Je jette des pierres aux chiens et aux rats. Je marche dans le village. Ce village où je connaissais chacun et tout le monde.

Ce village, ce désert, comme une tombe.

Dans la maison où je dors, j’ai trouvé les affaires des autres. Ces gens-là, je ne les ai pas oubliés. Les voisins non plus je ne les ai pas oubliés. Ni le vendeur de soda. Ni la maîtresse. Ni les cousins. Ni les amis. Ni les autres.

Je ne les oublie pas, les gens. Et je dors dans leur maison.

J’ai retrouvé un peigne. Il y a d’autres objets dans d’autres maisons. Je pourrais les ramasser et les aligner, ça ferait toute la longueur de la rue. J’ai pensé que je pourrais peut-être leur rapporter, aux autres, là dans la forêt. « Tiens, vous avez oublié ça et ça et ça. Vous êtes partis trop vite, quand vous avez fui. » Mais ils n’en voudraient pas. Même, ils les brûleraient, leurs affaires. Toutes leurs affaires dans un grand feu. Et moi aussi peut-être dans le feu, avec le peigne.

Même si je suis « négatif ». Qu’ont dit les autorités. Même si on leur a bien dit. Que je suis « négatif. » Même si je leur disais, que je ne suis pas malade. Mais y a rien à faire. Ils sont retournés à la forêt sauvage. Je ne suis pas le bienvenu. Plus question que je me trouve au milieu d’eux.

Ils ont peur. Personne ne peut empêcher ça. Les hommes et la peur. Vieille histoire. Personne ne sait ce qu’il faut faire. Personne n’a envie de mourir.

Alors je m’étends sur le matelas dans cette maison vide et je laisse courir les chiens et les rats. Je veux seulement ne plus l’entendre. Je ne veux plus aller là où elle crie. Je me bouche les oreilles. Je voudrais m’enterrer. Je voudrais courir loin d’ici. Mais loin d’ici, il n’y a rien ni personne. Nulle part. Où arriver.

Cette fille, là, elle crie tout le temps. Elle m’appelle. Au début, elle appelait la mère, le père. Puis elle a dit mon nom. Elle répétait mon nom. Mon frère viens. Mon frère aide-moi. Mon frère libère-moi. Puis elle a seulement appelé. Sans nom. Sa voix est devenue étrange. Je la connais et je ne la connais plus. Elle pleure tout le temps. Elle gémit, elle dit qu’elle a mal. Qu’elle a soif.

Personne n’y entre. Dans cette maison-là. Personne. Rien que les mouches. La mère est morte. Depuis plusieurs jours déjà. Depuis plusieurs jours déjà les mouches sont venues et la mère s’est tue.

Il n’y a plus qu’elle : qui appelle et qui pleure.

Sa voix faiblit dans le soir. Les murs de la maison la gardent bien, de plus en plus fermés, de plus en plus épais. La nuit elle reste dans le noir. Elle pleure. Peut-être qu’elle dort un peu. Dans la maison aveugle. Murés, porte et fenêtres. Ils ont pris des planches et les ont clouées dessus. Ils l’ont condamnée. Ils ont creusé une rigole tout autour. Et ils ont dit : « N’entre pas, sinon tu mourras. »

Maintenant. Ce que je veux, peut-être c’est mourir. Seulement, j’aimerais que ce soit doux.

Demain.

Demain, je vais me lever et je vais y aller : à notre maison. Et quand je serai devant, je lui dirai : ma sœur. Je parlerai bien fort pour qu’elle m’entende à travers les murs. Je l’appellerai. Je lui dirai qu’on meurt tous, qu’elle n’est pas si seule, que je suis encore près d’elle. Que ce sera doux.

Je lui dirai. Demain.

Mais demain les gémissements ont cessés. Demain c’est le silence. Demain je suis tout seul. Je crois qu’il n’y a plus personne, là. Plus personne.

*

Pour Fatou Sheriff, pour son frère et tous les autres

Do you feel the breeze (3) – Vers l’indépendance

Map - DeS - Indep
Carte de Dar es Salaam autour de la fin des années 50 – La séparation des quartiers est assez nette.

British Governor Palace_DeS

Cette ségrégation initiée par les colons allemands sera maintenue et renforcée par les Britanniques, qui reprennent le territoire après la première guerre mondiale. De nouvelles constructions se multiplient dans la zone de Uhindini et Upanga, principalement effectuées par les commerçants asiatiques, spécialement indiens. Ces bâtiments se veulent souvent le reflet de la prospérité croissante de ces familles,  visible notamment à leur élévation à plusieurs étages, et de la volonté de ces commerçants immigrés d’affirmer leur implantation, en gravant leur nom sur la façade. Malheureusement, ces traces d’une partie de l’histoire de la ville sont également de moins en moins nombreuses. Un bon nombre de ces bâtiments ont été détruits, et beaucoup de ceux qui sont encore debout sont menacés de destruction.

Sarah Markes - Indian house - DeS
(c) Sarah Markes – Dar es Salaam Street Level

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Lorsque la Tanzanie accède à l’indépendance, en 1961, une série d’immeubles construits dans le style moderniste a déjà vu le jour, principalement des bâtiments publics. L’architecture inspirée par le mouvement moderniste international était en effet considérée par une partie de l’administration coloniale comme adéquate à l’expression d’une gestion efficace, centrée sur le bien-être de la communauté.

Le passage à l’indépendance n’est pas marqué par une révolution et les bâtiments coloniaux ne sont pas détruits. La nouvelle nation tanzanienne reprend donc les bâtiments administratifs existants à son usage et la continuité prévaut dans les choix architecturaux. La nécessité d’endiguer l’explosion des constructions informelles et la formation de quartiers pauvres et souvent insalubres, liées à un exode rural croissant, s’accompagne également du développement de logements fonctionnels, dans la veine du mouvement moderne et qui correspondent à une certaine idéologie socialiste.

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Sarah Markes - Batiment moderniste - DeS
(c) Sarah Markes – Dar es Salaam Street Level
 **L’artiste britannique Sarah Markes a documenté une partie du patrimoine architectural de Dar es Salaam dans son livre « Street Level » – www.sarahmarkes.com/street-level/

Do you feel the breeze (2) – Les grandes lignes

IMG_4271Dar es Salaam apparaît à première vue comme un amalgame indistinct, du point de vue architectural. Les tôles ondulées marquent le territoire d’un quadrillage incertain et bancal, le verre et l’acier s’érigent un peu partout, les quartiers résidentiels s’étendent rapidement, sans ordre apparent. Dans ce tissu chaotique, il semble souvent difficile de démêler des styles, des caractéristiques d’époques ou des tendances. Mais une trame s’y dessine pourtant en filigrane, qui retrace les grandes lignes de l’histoire de la ville.

Lorsque le sultan omanais Majid décide d’implanter sa base dans le village de pêcheur alors appelé Mzizima, le modèle architectural suivi est celui de Stone Town, à Zanzibar, d’où viennent la plupart des artisans employés dans cette entreprise. Les prémices de la ville de Dar es Salaam apparaissent en 1862. Le long du rivage, sont construits un palais, une mosquée, une résidence pour les hôtes de passage, un bureau de douanes et d’autres habitations.

Tout s’arrête à la mort de Majid, en 1870, mais le site attire à nouveau l’attention d’étrangers une vingtaine d’années plus tard. En 1887, la Compagnie allemande est-africaine y établit un comptoir qui devient son chef-lieu administratif et commercial en 1891. Les Allemands récupèrent la plupart des bâtiments de l’ancien sultan, dont le seul encore visible aujourd’hui est le old Boma, situé sur Sokoine Drive. Ils dessineront ce qui est encore aujourd’hui le plan général de la ville, marqué par une nette volonté de ségrégation raciale. A l’est, le long du front de mer, le quartier aéré des colons allemands s’étire vers le sud et la zone occupée anciennement par les bâtiments du sultan Majid, délimitée par Samora Avenue. Au nord de cette zone, se développe le quartier des commerçants asiatiques et arabes, Uhindini. A l’ouest, la zone industrielle et le port, à côté du quartier réservé aux Africains, Kariakoo.

Dar es Salaam The capital of German East Africa

 

Vue du ciel - DeS - cathedrale et environs
Vue aérienne de la cathédrale et des environs, en front de mer – circa 1960.

 

Vue du ciel - DeS
Le quartier populaire de Kariakoo vu du ciel – circa 1960.

Pour leurs bâtiments administratifs, les Allemands s’inspirent de l’architecture zanzibarite, tout en en s’appuyant sur des techniques importées d’Europe (voûtes en ciment, par exemple, et solives en acier, notamment utilisées pour le Tribunal des Magistrats, sur Kivukoni Front) et sur des éléments stylistiques bavarois, comme l’était à l’origine le toit penché de la Poste ou les balcons en bois du Tribunal.

 

 

General Post office Dar es Salaam

German East Afr - Commandant House - 1906 - Dobbertin
Dar es Salaam au temps des Allemands.
German East Afr - Hotel Kaiserhof - 1906 - Dobbertin
Kaiserhof – Dar es Salaam au temps des Allemands.
 
 

« Do you feel the breeze? »

L’architecture à Dar es Salaam, entre tropismes et modernisme 

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Maison de l’architecte A. Almeida – Dar es Salaam – (c) S.deLaveleye

« Vous sentez la brise ? » Un doigt levé, l’homme s’est immobilisé un instant. Malgré ses nonante ans passés, Anthony Almeida est encore alerte, après plus de deux heures de discussion. Il arpente d’un pied sûr sa maison et guide ses visiteurs à travers les pièces aérées où tout, explique-t-il, a été conçu pour être fonctionnel et, surtout, adapté au climat tropical.

La maison de l’architecte se dresse aux abords de l’océan indien, le long de Toure Drive, une des avenues de la péninsule de Dar es Salaam. De l’autre côté de la route, Coco Beach étend sa palette de gris et de vert. La plage est très fréquentée le dimanche, les Tanzaniens, noirs ou indiens, s’y retrouvent en fin d’après-midi, en famille ou entre amis. On vient s’y promener, s’y baigner, faire son jogging, danser ou flirter. Les zones sont assez délimitées – les Africains sur le sable, les Asiatiques dans ou devant leurs voitures, garées en longues rangées successives face au large, sur une portion de terrain vague en surplomb de la plage.

La maison d’Almeida est la seule bâtisse à faire encore face à la mer sans se cacher derrière un mur. Construite en 1962, elle constitue un exemple de l’architecture moderniste qui s’est développée à Dar es Salaam, principalement des années cinquante à soixante-dix. Cette période, qui coïncide avec la fin de l’emprise coloniale britannique et l’indépendance du pays, a également vu l’apparition des premiers architectes tanzaniens, comme A. Almeida, H. L. Shah ou B. J. Amuli. On leur doit, parmi d’autres bâtiments, le marché couvert de Kariakoo, la bibliothèque nationale, l’église St Peter, le Goan Club.        A suivre.

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Soko la Kariakoo – Marché de Kariako – Dar es Salaam. Bâtiment de l’architecte Tanzanien Ben Amuli.

 

 

Pour revenir à Dar es Salaam

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St. Xaviers Primary School – courtesy A. Almeida

En 2012, j’ai eu l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises Anthony Almeida en m’intéressant à l’architecture de la ville où je vivais. Le vieil homme, presque centenaire, nous a ouvert sa porte pour nous permettre de l’interviewer et de faire quelques prises dans sa maison. Pendant le tournage, la gazette francophone locale m’a proposé de publier un papier sur le patrimoine architectural de la ville. En voici quelques fragments (à suivre), en écho à l’appel que j’ai récemment lancé à certains d’entre vous pour soutenir un projet de sauvegarde du patrimoine architectural ici à Kampala.

Un mot encore. Il s’agit peut-être d’un texte qui n’a à première vue rien à faire dans ce blog plutôt littéraire. Pourtant, à chaque fois que j’entends ou que je vois qu’on détruit un de ces immeubles anciens, dans ces villes chaotiques et mouvantes que sont Dar es Salaam et Kampala (mais aussi Bruxelles – je ne vais m’y étendre, mais ceux qui se sont intéressés à l’histoire de son urbanisme me relaieront), je ne peux pas m’empêcher de penser à l’affirmation d’Hampâté Bâ – que je cite de mémoire – : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».

Les maisons et les autres habitations humaines, comme lieux (espaces définis envisagés du point de vue abstrait, comme ancrage d’un espace-temps, d’une histoire, symboles et caisses de résonance), sont aussi des livres, réservoirs de temps, de poésie, de liens…

La marque

Ce n’était presque rien, une marque de famille. Juste un peu plus développée chez moi, plus fournie, au sens propre, que chez les autres femmes de notre lignée.

Ma grand-mère adorait les fourrures. Elle en possédait plusieurs, sous forme de manteaux, de capes, de manchon, de bonnet ou d’étole. L’été, elles étaient remisées dans de grandes poches de plastique que l’on suspendait à un cintre. Une armoire entière y était consacrée. En hiver, elle ne sortait jamais sans l’une d’elles, la zibeline ou le phoque, le vison ou le ragondin. A l’intérieur, elle portait une étole qui ne la quittait pas, un renard dont le museau pointu et les yeux de verre qui nous fixaient par-dessus son épaule, me fascinaient. Lorsque j’embrassais ma grand-mère sur la joue, je choisissais, contrairement à mes cousins et cousines, effrayés, le côté du renard. J’aurais voulu, au lieu d’effleurer la joue parcheminée, poser mes lèvres sur son pelage, entre le museau et les yeux. Un jour où l’étole était un peu de travers, je parvins, en m’y prenant habilement, à glisser de la joue de ma grand-mère vers le front du renard et à y appuyer très brièvement mes lèvres. Le souvenir de ce contact se fixa en moi de manière indélébile et, je dois l’avouer, un peu effrayante, car la fourrure était étrangement tiède. Par la suite, chaque fois que je m’approchais de ma grand-mère, il me semblait que les yeux de verre étincelaient à mon approche.

Les fourrures étaient des cadeaux de mon grand-père, et peut-être d’autres hommes, car ma grand-mère avait eu une vie aventureuse, c’est du moins ce qui se chuchotait. Sur les photos anciennes, elle était d’une beauté mystérieuse, douce et autoritaire à la fois. Je me souviens d’elle, quant à moi, simplement comme d’une vieille dame mélancolique et par moments très gaie, entièrement vouée au bonheur de ses proches – ce qui suffit à expliquer sa mélancolie et, sans doute, sa gaieté.

Peu après la mort de ma grand-mère, et déjà avant, il y eut toute cette campagne contre l’exploitation des animaux à fourrure, des mannequins célèbres se firent photographier complètement nues pour signifier qu’elles n’en porteraient plus, les fourrures disparurent des défilés de mode, ou furent remplacées par des poils synthétiques, parfois teints de couleurs vives, ou imitant parfaitement le pelage ocellé de la panthère ou l’aspect dru et ras de la peau de phoque.

J’avais alors douze ans, et il m’arriva quelque chose d’étrange, que j’avais noté avec curiosité chez mes cousines plus âgées, mais qui, chez moi, prit des proportions bien plus visibles.º  Surtout que, chez moi, cela ne se manifesta pas exactement au même endroit.

La renarde ! rugit ma mère un matin en m’apercevant. Encore mal réveillée, j’étais en train de me diriger vers la salle de bain pour la toilette matinale. Peu habituée à ce genre d’expression dans la bouche maternelle, plus apte aux marmonnements pieux et aux recommandations frileuses, et plutôt parcimonieuse en exclamations, je sursautai et lui jetai un regard où devait se lire mon ahurissement. Mais ma mère avait déjà détourné les yeux, et il me semblât que quelque chose dans son mouvement trahissait une gêne étrange. J’ouvris la porte, au bout du couloir, la refermai derrière moi, sans tour de clé, puisque cela nous était interdit. En me retournant j’eus un des spectacles les plus saisissants qu’il m’ait été donné de voir. Je ne pus retenir un petit cri. Horreur et stupéfaction. Dans le miroir, apparaissait bien la fille que je croyais connaître, frêle dans sa longue chemise de nuit, les cheveux emmêlés et les yeux encore bouffis de sommeil. Au centre du visage, cependant, une anomalie avait fait son apparition, flagrante.

C’était la première fois que je voyais la marque. Je dis la première fois parce que, par la suite, il m’a semblé clair qu’elle ne pouvait être apparue d’un seul coup cette nuit-là, comme par enchantement, et qu’elle devait s’être développée petit à petit, sans que j’y prenne garde, jusqu’à ce matin fatidique où il m’était devenu impossible de ne pas la remarquer. Partant de la pointe du nez et remontant jusqu’à s’évaser entre les sourcils, un long et mince V s’était dessiné, à la manière des tiges légèrement courbes des motifs végétaux de l’art nouveau.

Plus tard, en découvrant l’étrange pouvoir que me procurerait cette particularité, j’allais apprendre à la chérir, mais au moment où je la découvrais, stupéfaite, dans le miroir de la salle de bain familiale, une sombre panique commença d’abord par me gagner. Mon premier réflexe, malgré la consigne sévère, fut de donner un tour de clé à la porte, soudain terrifiée à l’idée qu’une de mes sœurs ou mon frère me surprenne, porteuse de cette honteuse – pensai-je – difformité. Ensuite, je m’approchai de la glace, pressée d’examiner de plus près l’étrangeté, avec le sourd pressentiment que son caractère indéniable allait du même coup m’être confirmé. En effet, ni tache lavable, ni simple empreinte que la journée aurait tôt fait de lisser, le V était en fait formé de fins poils foncés. Au toucher, et à la manière douce qu’avait la lumière d’y jouer, je réalisai que le duvet était aussi irrésistiblement soyeux. Cette constatation me mit un peu de baume au cœur. L’air songeur, j’étais en train de me passer et repasser doucement le doigt du bout du nez au centre des sourcils, quand tout à coup quelqu’un frappa à la porte.

De manière générale, les réactions à cette transformation ne furent pas celles que j’aurais escomptées. Je m’étais attendu, malgré l’atmosphère tout en retenue qui régnait chez nous, à des visages surpris, à quelques exclamations, à des questions. A tout le moins, à un semblant d’inquiétude. Au lieu de cela, ce ne furent que regards fuyants, expressions pudiques ou faussement neutres. Ou bien, chez mon frère Paul par exemple, légèrement teintées d’une connivence dont je ne comprenais pas l’objet et qui ne faisait que renforcer mon malaise. A part ma jeune sœur, Claire, que ma mère eut tôt fait de rabrouer lorsqu’elle ouvrit la bouche en faisant mine de s’intéresser à mon nouvel attribut, personne ne s’autorisa le moindre commentaire. Il semblât qu’un accord tacite eut été passé entre les membres aînés de la famille pour éviter d’évoquer l’étrange marque qui était venue modifier mon apparence. Tout se passait comme s’il s’agissait d’une métamorphose attendue et tout à fait normale, mais en même temps vaguement honteuse et qu’il valait mieux ignorer.

Mon sommeil se troubla. Je ne cessais de rêver de la marque ; j’assistais à des défilés de femmes nues, aux corps partiellement couverts de toisons moirées, fourrures naturelles qui marquaient leur peau de signes cabalistiques ; je la voyais apparaître sur le visage de ma sœur aînée ou de ma mère, mais elles y semblaient totalement indifférentes, hautaines et sérieuses comme elles l’étaient toujours, préoccupées uniquement du devoir à accomplir et de ce qu’il fallait paraître. C’était en réalité un trait commun chez les femmes de ma famille, ce sens de la responsabilité et du dévouement, allié à une réserve tout en modestie et en rigueur, qui les faisait passer pour des saintes dans l’opinion générale. Mon père, lui, était un homme autoritaire et, en règle générale, plutôt absent de la cellule familiale, où il ne se manifestait que pour rappeler certains principes moraux inébranlables, notamment à mon frère, le plus rétif de la tribu.

Paul avait toujours été le mouton noir de la fratrie et, secrètement, je l’enviais d’oser défier l’autorité parentale pour goûter à des plaisirs interdits. Mais il était également spécialement doué pour amadouer ma mère, par une douceur pleine de rouerie et de tendresse. Il ressemblait à ma grand-mère, disait-on, et cela semblait suffire à excuser son caractère plus expressif et à engendrer une plus grande tolérance face à ses sautes d’humeur et à ses incartades.

Ce matin-là, ce fut lui qui interrompit mon insondable songerie et le questionnement qui me bousculait, alors que, debout dans ma chemise de nuit devant le miroir, je ne me lassais pas d’admirer, dans un mélange de fascination et de répulsion, la marque nouvellement apparue. D’une voix étranglée, je répondis à Paul, qui insistait derrière la porte et s’étonnait que je l’eusse fermée à clé. J’arrivais, il fallait me laisser encore quelques minutes. Lorsque je l’entrouvris timidement, un instant plus tard, espérant avoir le champ libre, je le trouvai debout, l’air railleur, qui m’attendait. Alors, on a ses premières ragnagnas ou quoi ? Et il enchaîna presque immédiatement, en m’attrapant le poignet alors que j’essayais de l’esquiver. Tiens, tiens, tu cherches à cacher quelque chose ? Que vois-je… ? Mais, on dirait que ça pousse ! Voilà qui va en intéresser plus d’un… Je me dégageai d’un coup sec, sans attendre mon reste. Il cria encore quelque chose, où il était question de notre cousine, Marthe. Celle qui avait mal tourné suite à la croissance, affirmaient toujours les adultes à mi-voix. Je courus m’enfermer dans le petit coin, comme on disait pudiquement chez nous, le seul endroit où je puisse être seule et tranquille, pour reprendre mon souffle. Assise sur la cuvette, je pensais confusément à mes cousines, Marthe que je n’avais vue qu’une fois, et les autres, dont les tantes disaient d’un air entendu qu’elles étaient des jeunes filles désormais, et j’entendais encore mon frère affirmant qu’elles avaient des poils sous les bras, et je voyais leurs jeunes seins, pointant sous leur strictes robes en coton gris.

L’été de mes douze ans s’acheva dans ce mélange de confusion et de malaise. J’avais l’humeur changeante, j’étais farouche et à la fois affamée d’attention. Et je pensais souvent à la phrase proférée par mon frère. Voilà qui va en intéresser plus d’un… Je me répétais ces mots comme s’ils possédaient un sens secret qu’il me fallait découvrir à tout prix, la clé de l’énigme et l’accès à un savoir qui m’échappait. Le duvet qui couvrait mon visage s’était légèrement affirmé, j’avais alors l’arête du nez totalement recouverte d’un pelage soyeux, que je ne pouvais m’empêcher de lisser de temps à autre, quand on ne me regardait pas, avec une sorte de délectation. Ce contact me causait un léger vertige, très agréable, au creux du ventre. Ce plaisir se teintait rapidement de honte, il suffisait que l’ombre de ma mère ou que la figure de mon père planât et je tremblais à l’idée d’être percée à jour. Un après-midi caniculaire, à la fin du mois d’août, je pris le sentier qui s’enfonçait sous les frondaisons, à l’arrière de la maison, en quête d’un peu de fraîcheur et de solitude. Cette promenade, qui menait à un petit bois à la lisière du bourg où nous vivions, nous était totalement interdite avant nos douze ans, âge auquel mes parents avaient décidé que nous étions enfin assez mûrs pour nous éloigner du jardin, en restant bien entendu dans un périmètre bien défini. J’avais toutefois reçu la consigne claire de ne pas m’y aventurer seule, mais uniquement accompagnée d’un de mes aînés.

Ce jour-là, pourtant, je décidai de défier l’ordre parental, échauffée et vibrante de sensations confuses, prête à toutes les audaces. Sur le chemin, je m’étais laissée aller à cette excitation latente, à cette douce fébrilité qui m’exaltait. Je ne portais qu’une robe d’été légère, démodée et sans doute déjà un peu étroite pour ma taille. Ma mère nous avait toujours habillés avec des vêtements de récupération, fonctionnels et décents, refusant toute futilité et toute dépense qu’elle jugeait inutile. Arrivée dans la clairière centrale, au bout du sentier, je m’assis par terre, le dos contre un tronc. Je remontai le bas de ma robe au-dessus des genoux et baissai les bretelles sur mes épaules, gênée par le tissu rêche contre ma peau moite. Très vite, je perçus sa présence. Il me semblât d’abord qu’un souffle léger avait froissé le feuillage, à quelques mètres de moi. Ensuite, en y fixant mon attention, je crus voir deux yeux briller, entre les branchages feuillus. Un pas furtif se fit entendre. On contournait l’arbre contre lequel j’étais appuyée. J’haletais. Il faisait chaud, j’avais l’impression que chaque centimètre carré de ma peau frémissait, assoiffé. Je sentis la présence toute proche, juste derrière moi. Un infime courant d’air m’atteignit. Je frissonnais, fermai les paupières. Et tout à coup, je ressentis comme une caresse à l’endroit de la marque, une sensation infiniment douce et agréable, qui allait en s’intensifiant. A tel point que lorsque je cherchai à rouvrir mes yeux, je ne pus plus distinguer le sous-bois autour de moi, tout se brouillait. Je m’entendis gémir, je perdis pied, mon corps entier tremblait, des larmes ou de la sueur me coulait sur les tempes, je ne fus bientôt plus qu’une sensation croissante, qui partait du museau et rayonnait dans mes bras, mon ventre, mes cuisses, mes orteils, de plus en plus forte, jusqu’à la brûlure. Je poussai un cri et quelque chose en moi se liquéfia. Je fus submergée. Je sombrai dans un état d’assoupissement béat, entre veille et sommeil, acuité des sens et relâchement total.

Quand j’en sortis, j’étais couchée dans le sous-bois, les épaules et les mollets couverts d’empreintes d’aiguilles de pin et les cheveux emmêlés. En me relevant, je crus apercevoir un regard étincelant entre les branches d’un buisson. Il faisait déjà sombre. Je me hâtais sur le chemin du retour, sans me soucier des réprimandes et du ton aigre qui m’accueilleraient à la maison, le front haut, remplie d’une félicité nouvelle.

 

º Le passage en italique est un texte de Caroline Lamarche proposé lors d’un concours qui a eu lieu en 2010, intitulé « Achève-moi ». Les participants étaient invités à inventer la suite d’un des textes proposés, au choix. Je m’étais prêtée au jeu.