Les premières images – Jérusalem –

Ce devait être le premier jour, peut-être le second. Nous arrivions, la ville surgissait. Carrés de pierre claire, pans de lumière, tableaux criards derrière des vitrines luxueuses, puis presque sans transition, demi-lune rêveuse au sommet d’un minaret, achalandage bigarré, serpents de rues et de murailles où rien n’est encore familier. Je considère les choses silencieusement, circonspecte, dans une expectative qui n’est pas nommée. Pas inquiète non, mais avec ce léger décalage qu’on ne retrouvera plus par la suite: voici les lieux où je vais vivre ces trois prochaines années, qui me deviendront familiers, je les vois pour la première fois, rien n’est encore écrit. (C’est faux, un sous-texte énorme est déjà en branle, personne n’est dupe, d’ailleurs).

Nous sommes allées manger une glace. Rue de Jaffa, artère commerciale, piétonne, effervescente. C’est le 2 ou le 3 juillet, il fait chaud. Des clowns de rue se sont lancés dans une pantomime. Un attroupement se forme, nous en sommes. Les glaces sont mangées, les lèvres et les doigts des enfants en gardent un souvenir poisseux. Il y a des familles religieuses, les femmes, toutes en jupes qui leur tombent mi-mollet, portent des bas malgré la chaleur, certaines se sont couvert les cheveux. Je ne distingue pas encore les perruques des vraies chevelures. Beaucoup d’enfants en bas âge, de très petits garçons avec déjà d’impressionnantes papillotes. Il y a un groupe de jeunes coiffés de dreadlocks assis par terre, des guitares sur le dos, leurs pantalons bouffants font concurrence à l’accoutrement des clowns. Il y a des badauds indifférenciés, des bébés dans des poussettes, des gens qui brandissent leur téléphone pour prendre des photos. Les enfants suivent le spectacle avec attention, devant nous, en rang avec d’autres petits rassemblés là par hasard. Juste à côté, deux jeunes hommes, debout côte à côte, attirent mon attention. L’un d’eux, surtout; il porte un jeans bien coupé, une chemise unie, seyante, des ray-ban, des baskets discrètement griffées. Sur le crâne, une kippa sobre, assortie au reste. Et puis, en bandoulière, ce dernier accessoire, porté avec une fausse négligence (ou un vrai détachement, je ne sais pas ce qui m’inquiéterait le plus), une arme automatique, kalashnikov ou autre que sais-je, j’ai la chance de pouvoir tout ignorer dans ce domaine.

Donc voilà, la vision qui s’offre en cette après-midi radieuse, la première à Jérusalem, et qui, quoi que je fasse, ne s’estompera pas tout à fait, même si elle deviendra presque banale, même si j’en percevrai parfois de vagues échos ailleurs, sur les places de ma ville natale*: des enfants assistent à un spectacle de rue, mangent des glaces, rigolent un coup et une arme qui doit faire la moitié de leur taille se balance juste à côté de leurs têtes, portée par un jeune homme à la mise soignée, à peine sorti de l’adolescence.

 

 

* À la différence notable près: à Bruxelles, ce type d’armes se trouve dans les mains d’hommes en uniforme kaki. Ça ne me fait pas plaisir, pas du tout, mais le périmètre est plus clair.

** D’après ce que m’a expliqué une ancienne soldate, le port d’armes par des civils est autorisé en Israël pour les armes de poing uniquement, à l’exception des colons que l’argent du contribuable américain notamment fournit largement en mitraillettes.