Une aventure ambiguë – fin

10.

Qui est le monstre ? Cette question trouve souvent sa réponse du côté de celui qui la pose. La violence ne me paraît pas toujours déplacée. Autant que possible, je préfère ne pas devoir m’y frotter. Mais parfois, il faut lui reconnaître une fonction : expulser les démons. Il suffit de bien la canaliser. Ces hommes vous le diront mieux que moi.

Depuis le départ, je pense qu’il y a là quelque affaire de sorcellerie. Vos ricanements n’y changeront rien, il faudra bien tôt ou tard se rendre à l’évidence : il y a de l’inexpliqué qui persiste. Ou, pour vous donner quelque chose qui vous satisfasse peut-être mieux : l’explication est toujours multiple. Et le regard qu’on choisit de porter sur les choses y est pour quelque chose.

Rena l’a bien compris. Elle jouit de son corps et de ses rencontres. Elle avait été considérée comme impropre au mariage par une figure d’autorité locale à cause d’une anomalie : un troisième téton se dessinait dans son dos, entre ses omoplates. Cette condamnation sociale lui a ouvert des portes que rarement les femmes de son clan s’autoriseraient même à entrouvrir. John, lui, était atteint d’albinisme partiel. Ses yeux, comme les miens, étaient d’un bleu éblouissant. Mais sur sa peau foncée, l’effet était bien différent. Et cette marque le rendait aussi à la fois précieux et vulnérable. D’une beauté monstrueuse.

Vous devez avoir entendu qu’il existe ici des croyances relatives aux albinos. Leurs organes, dit-on, ont des pouvoirs de guérison ou de protection. Des pratiques communément considérées comme abjectes ont été condamnées à plusieurs reprises par les médias, les églises et la communauté internationale. Elles persistent pourtant dans certaines zones. Elles sont particulièrement barbares. Mais s’il s’était agi de cela, le corps de John aurait-il été retrouvé intact, sans qu’un seul de ses organes n’ait été sectionné ? 

Si vous voulez mon humble avis, la thèse du suicide ne tient pas non plus. John s’est accroché, il a travaillé dur. Il devait attendre ce moment depuis si longtemps. Mary l’a baigné dans l’idée qu’un jour, il se vengerait d’avoir été abandonné. Qu’il renverserait le tyran. Elle a été jusqu’à lui enseigner les incisions rituelles. Je n’ai pas révélé à la femme que j’ai retrouvée, au fond de ce bordel, que celui qui devait me tuer était en fait déjà mort. Sa dévastation est déjà bien assez avancée comme ça. Il faudra me reconnaître au moins cette élégance.

A vous de juger. Je vous ai dit tout ce que je savais. Le matin où le corps de mon fils inconnaissable a été découvert, je lisais, l’orage couvait et je voyais les vaches s’ébranler dans un torrent de poussière. Rena est venue, elle m’a livré son dernier récit et puis elle s’est tue. Même mort, le corps de son amant l’inspirait encore. Ma femme de ménage a-t-elle voulu éviter que John ne tue son père ? Est-ce la femme imprenable qui a craint de rester prise dans les rets d’un seul homme ? Est-ce la superstitieuse qui a succombé aux charmes supposément attachés à ce regard d’albinos ? A-t-elle simplement voulu éviter de perdre son emploi et l’autonomie qu’il lui conférait ? Ou est-ce son imprenable beauté qui a conduit un autre à accomplir ce geste ? Personne ne pourra vraiment répondre. Surtout pas elle. Je vous mettrais au défi de la faire plier. 

Mais dans ces immensités, ce ne sera pas la première fois que les réponses resteront hors d’atteinte. On y raconte d’ailleurs souvent qu’il est inutile d’essayer d’y mettre quoi que ce soit sous clé.