Une aventure ambiguë 4

Le cadavre a été autopsié sur place. Le transporter par cette chaleur n’était pas envisageable. Mes hommes ont vidé la chambre froide pour l’y entreposer en attendant la police.  Ils ont jeté les jambons qu’on y conservait dans le champ à purin. Nous sommes restés plusieurs jours avec ces morceaux de viandes qui pourrissaient à l’arrière du bâtiment. Personne ne songeait à nous en débarrasser, tout occupés que nous étions par la pensée du mort. Et des nuées de mouches se posaient sur nos fronts dégoulinants.

En fait, je devrais dire que celui dont le crime occupait l’esprit, c’est moi. Parce que je ne suis pas sûr de pouvoir affirmer la même chose pour mes employés. Je ne crois pas qu’ils ont vécu l’événement avec le même degré de préoccupation. Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas en train de dire qu’ils s’en fichent. Mais ils remettent les choses en perspective. Et ici, la mort d’un homme, qu’elle soit douce ou violente, ce n’est pas une anormalité.

La seule qui ait vraiment semblé affectée par cet incident, c’est Rena. Elle m’a rapporté sa découverte du corps, avec les gestes dont elle est capable. Puis elle a cessé de me parler. Elle a continué à accomplir ses tâches avec la même régularité, mais elle n’a plus  levé ses yeux vers moi lorsque je la saluais. Finalement, c’est ce qui me manque le plus, maintenant. La seule intimité que je n’aie jamais partagée avec cette femme : la rencontre de nos regards.

J’ai refusé de voir le cadavre. Il y en a plus d’un qui ont tiqué. Pourtant, c’est une simple question d’hygiène. Je ne veux pas m’autoriser à entrer à tel point dans la vie de mes hommes. Ni dans leur mort. Il faut garder la bonne distance, tout est là. Ici, c’est un principe fondamental si on veut survivre. Et éviter d’être mangé. 

Quand je parle de survie, entendez-le au sens propre et au sens figuré. Ce n’est pas l’homme qui domine, ici. C’est le soleil. Et la nature qui le réverbère. Si on n’est pas vigilant, on est vite consumé, croyez-moi. On devient la proie rêvée d’un prédateur quelconque. C’est le cas également dans les relations qu’on entretient avec ses dissemblables. Si je n’avais pas été sur mes gardes, tout au long de ces années, j’aurais pu succomber. Céder aux mirages, croire que je pouvais m’assimiler ou, pire, dominer l’autre, le reformer à mon image. Et finir bouffé.

Je me suis donc toujours tenu à distance raisonnable de mes employés, morts ou vifs. Tous, sauf une exception.