La Grimeuse – extrait

grimeuse-1c_1« Sa cuisse a le galbe d’une poire, le velouté d’un abricot. À mesure qu’elle la gaine de cuir, l’air grésille autour de ses mains et mon poil se hérisse. En plissant les paupières, blotti dans la chaleur du poêle, j’observe ses gestes, empreints d’une nonchalance dénuée du souci de manifester quelque chose, si différents de ceux qu’elle déplie pour ses visiteurs.

Devant eux, elle doit remplir son rôle : gardienne interlope de la ville. À chacun, elle réclamera son dû. Elle accorde le passage, mais exige quelque chose en échange. À chacun, il revient de lui abandonner son histoire. Et à chaque fois, elle en attend une trace tangible : un accessoire porté à Ciutabel, un oripeau de cette existence qui appartiendra bientôt au passé. Ensuite, elle octroie un nouveau nom à la personne dépouillée. Une nouvelle histoire peut alors commencer pour son visiteur, ailleurs, hors les murs, loin de l’Œil et de ses innombrables reflets.

Parfois, il arrive que je la surprenne, pensive, occupée à marmonner dans ses dents, et j’entends bien son babil de sorcière : s’ils passaient tous, un à un, de l’autre côté, si… Je peux aisément suivre le fil de ses songes. Quand le dernier sera parti, que la ville se sera dépeuplée, elle restera seule avec des ombres. Elle régnera sur son mausolée, entourée des vestiges de toutes les histoires passées. La Grimeuse pourra dire qu’avant de ressembler à une chambre mortuaire emplie de guenilles, à un décor déserté, la ville a vibré, résonné de cris, de pleurs, de chants, que des hommes et des femmes l’ont habitée. Elle pourra témoigner. Laisser monter sa voix dans le vent balayant les rues vides. Des vies minuscules y ont trouvé leur ancrage, y ont pris leur mesure, le temps d’une drôle de saison, qui semblait devoir s’éterniser. La Grimeuse racontera à ses chats qu’il était une fois une cité et ses habitants, des voleurs, des érudits, des amants, des notables, des artistes, des usuriers, des enfants, des ivrognes, des professeurs, des artisans, des jardiniers, des égarés, tout un peuple tranquille, qui louvoyait entre l’ennui et le plaisir, naviguait tant bien que mal sur le cours des choses et menait tambours battants des fêtes mémorables, de temps en temps, pour exorciser le charme.

La Grimeuse est une passeuse. Dans la ville emmurée, c’est elle qui, clandestinement, délivre les laissez-passer. »

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Je ne résiste pas au plaisir de partager cette image, qui était un des projets alternatifs pour la couverture – une autre réalisation de G. de Laveleye

Rivages – visages

Je m’en vais. Je quitte à jamais cette terre où je suis née. Il faut bien vivre et vivre sera quitter, vivre ne sera qu’aller, vers ce dernier rivage.

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Photographie d’une photographie d’Hélène Akouavi

Dans ma valise, sagement recroquevillée entre mes jambes, vous ne trouverez rien. Ou presque. Des objets anodins. Personne ne pourra plus raconter leur histoire. Un foulard fleuri, un recueil de poèmes de Mahmoud Darwich, le livre des morts tibétain, un peigne en corne qui tient dans la paume, une montre sans bracelet et une paire de boucles d’oreille en toc (une perle de résine colorée montée sur un fil de métal couleur bronze). Avec ça, un vieux pull en laine à col roulé, deux paires de chaussettes, un pantalon, cinq culottes et deux tee-shirts. Et une grande enveloppe brune.

Chacun de ces objets me relie à une personne longtemps chérie. Ces personnes ont aujourd’hui disparu, englouties par leur propre existence, par le temps ou l’espace. Mais je sais que d’une certaine façon, elles ne me quitteront jamais complètement. Chacune, à sa manière, a fait de moi celle que je suis. Et ces objets, bientôt définitivement muets, ne sont que d’inoffensifs fétiches, la seule chose qui me rappelle au monde pour le temps qu’il reste.

Par contre, l’enveloppe, vous l’ouvrirez. Je le sais. Je l’ai emportée à dessein. Je vous la confie.

J’ai choisi douze photos. J’aurais pu en prendre dix, quinze, cinq ou vingt. Il fallait trancher. J’en pris douze. Les douze mois de l’année, peut-être. Ou les douze apôtres. Les douze pétales du lotus qu’on situe au niveau du cœur.

Pendant trois longues années, j’ai pris des centaines de photos. A chaque fois, ce sont des visages que j’ai photographiés. Je n’ai eu de cesse de prendre en photo ces gens qui arrivaient, seuls ou accompagnés, démunis ou équipés, naïfs ou bien informés face aux aléas possibles, aux droits et aux obligations qui leur incombaient. Mais toujours vulnérables. Ils étaient tous différents, chacune portait en creux son histoire, ses illusions et ses déconvenues. On dira qu’il y a des innocents et des crapules. Peut-être. Mais toutes ces personnes, elles arrivaient. Elles en étaient là. Elles abordaient un rivage. Et cherchaient à lui donner un visage.

Je suis allée dans une vingtaine de pays, dans des dizaines de bureaux, de centres d’accueil, de camps et de refuges. Officiels ou clandestins. Sombres ou chaleureux. Fermés et ouverts. J’ai fait face à des tonnes de questions. De regards détournés. De sourires. D’indifférence. De misère, d’humanité. D’humains.

C’est venu petit à petit. Je ne pourrais pas vraiment dire quand ça a commencé, exactement. Mais progressivement, dans cette quête insensée de visages, de réponses, j’ai perdu mes contours. Je me suis diluée dans cette mer humaine, où chacun, je le répète, ne faisait que répéter le geste du premier homme sur la lune. Alunir, atterrir, arriver – quelque que soit la rive, le pas que l’on fait a beau être petit, ce premier pas que l’on fait, il nous pose quelque part, nous y repose, avec douceur ou violence, dans un ailleurs qui est devenu le seul présent.

Atteindre la rive. Autrefois on racontait que l’hospitalité était une valeur sacrée. Il en allait de la vie et de la mort. Qu’à l’aune de l’accueil qu’on réservait à l’étranger ici se mesurerait l’accueil qui nous serait fait là-bas, dans un autre présent.

Au début, je photographiais comme une professionnelle. Je devais rapporter des images, illustrer des papiers, é-mouvoir, faire sortir les frileux, mettre en mouvement, réfléchir quelque chose du réel. Ensuite, lentement mais sûrement, j’ai cessé de chasser des images. Et j’ai voulu trouver l’humain. J’ai cherché les visages. J’ai mendié les visages. J’ai été prise d’une boulimie de visages. Je les regardais, muette, interdite, incapable de mots, je les photographiais, puis je les vomissais. Je les vomissais, je les pleurais, je les enterrais. Je me débattais dans un deuil insurmontable. Parce que chaque visage portait une vie entière, une vie insaisissable, une vie que rien ne me permettrait de dire.

Car rien ne nous permet de faire surgir l’indicible : le vécu toujours unique d’une existence arrachée à son berceau, à ses échardes, à ses secrets, à sa violence ou à son âpreté, une existence qu’il faut aller ancrer ailleurs, à tout prix, à tout prix il faut l’ancrer, car le pain, le lit, l’école, le chemin, la faute, tout peut être plus doux, on l’espère bien, on s’accroche à cet esquif, une vie meilleure, une vie à la mesure de, de quoi, d’un rêve, d’un ailleurs, cet ailleurs qui a la forme d’un rêve, car on a qu’une vie, qu’une seule vie dans cette peau, pourquoi attendre ?

Que restait-il de moi, dans cette marée ? Où étais-je ? Parce que je ne n’ouvrais pas ma porte à chacune de ces personnes, parce que je restais en marge du drame, parce qu’en fait de drame, il fallait une distance, pouvoir le penser, le dénouer, l’inscrire dans une histoire en marche, plus large et plus complexe, parce que je ne pouvais pas, parce que je ne faisais que construire des images et je manquais quelque chose, l’essentiel, le cœur de l’humain, là où pourrait avoir lieu la rencontre, l’accueil authentique, osé dans sa vertigineuse nudité – mon travail de photographie me menait toujours plus avant dans la dissolution, cette conscience d’un espace jamais atteint, en toute rencontre jamais atteint, d’une rencontre jamais advenue, d’un creux que je ne pouvais combler, et l’altérité, petit à petit, me défaisait.

Alors j’ai ouvert grand les bras, j’ai tout lâché, ou presque. J’ai resserré quelques objets dans une petite valise et j’ai pris le premier train, puis le suivant, et je prendrai toutes les routes qui s’ouvriront devant moi, sans espoir de retour, sans espoir de retour ni d’arrivée, en vagabond, en migrante, en quémandant l’ultime, mes pas livrés aux méandres du monde et aux courbes des corps, à la rencontre de – à défaut d’une réponse, d’un contours, d’un ancrage, d’un cœur à cœur possible – à la rencontre de la fin.

Les photos, vous pourrez vous les faire passer. Ce ne sont que des images, qui occultent des vies mouvantes et indicibles – celle d’une femme jeune et veuve qui baisse les yeux, vers ses enfants d’abord et vers la terre ensuite, ne les relèvera plus ; celle d’un enfant qui gardera toujours cet air ébahi, incapable qu’il est de croire à la disparition soudaine de ses parents, cette soudaineté ne se calmera pas, l’enfant restera perdu ; celle de cette famille qui a tenu ensemble, mais qui se délite dans l’épuisement, l’épuisement du voyage et plus encore, l’épuisement de se dire, de se savoir ailleurs, nulle part, quelle part, l’épuisement de ne plus rien savoir ; celle de ces frères qui ont perdu le leur, que travaillera toujours l’obscure culpabilité du frère perdu, du troisième qui n’est pas arrivé ; celle de ce couple que le chemin a réuni, qui ne pourra plus trouver d’autre source que celle-là, la route qui les malmenés et pourtant réunis ; celle de ce jeune médecin qui entassera longtemps des boîtes de conserve, dont les doigts saisiront des canettes et des boîtes, pendant qu’il cherchera à compter les vies qu’il n’a pas pu sauver ; celle de cette femme grosse d’un enfant à venir, les autres qui lui échappent déjà, se sont roulés dans la boue, en ont plein la bouche et les oreilles, mais le bébé non, pas encore, celui-là, au moins ; celle de cet homme à peine sorti de l’enfance, qui crâne, se trouble, voudrait toucher pour s’assurer de leur chair chaude ces femmes dévêtues, enrage, enragera longtemps ; celle de cet homme entre deux âges, qui chaque soir caressera dans sa poche le morceau de papier où lui sourient ses enfants, qu’il veut croire vivants quelque part, qu’il cherchera longtemps, qu’il n’enterrera jamais ; celle de ces filles qui sont prêtes à vendre leur corps et bien plus pour sortir de l’enfer : l’étroitesse de l’espace et des gestes et des rêves, ces filles érigées vers le monde, vers leur petit coin de monde qu’elles pourront habiter, où enfin s’oublier, se vautrer, s’accroupir ; celle de ce jeune homme qui souhaite étudier, sortir, faire la fête, l’accolade, le mur, faire quelque chose de sa vie et refaire le monde ; celle de l’homme sans futur sans passé sans liens, une brute, errant, égaré, saoulé de violence, de puissance factice et d’illusions noires ; il y a celle aussi d’une enfant qui dort, a trouvé le seul refuge qui reste, le sommeil, dont on en vient à souhaiter qu’il dure longtemps, pour toujours peut-être; le sommeil, le voyage du sommeil loin des rivages acérés.

 

Thèbes n’a pas enterré ses enfants, elle les a emmurés.

Le n° 290 de la revue Marginales est sorti, sur le thème « Enfants non admis »

Un texte en hommage à Fatou Sheriff, son frère et tous les autres.

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Je m’appelle Fatou Sheriff et j’ai douze ans.

Je suis morte.

Je suis morte emmurée vivante, auprès du cadavre pourrissant de ma mère.

Eh bien. Ces choses-là, je vais vous les dire.

D’abord.

D’abord, c’est le grand vautour qui s’est mis à tournoyer là-haut. Pendant plusieurs jours, son ombre a plané sur nos maisons. Mais personne ne le regardait venir.

Quand les femmes allaient chercher de l’eau, l’oiseau se posait sur une branche. Et il les observait.

Quand les hommes se retrouvaient pour le thé, l’oiseau hochait la tête. Et il les surveillait.

Quand les enfants sortaient jouer dans l’air du soir, l’oiseau ricanait. Et il les admirait.

Ensuite.

Ensuite, il y a eu les autorités sanitaires. Elles sont venues, mais il était déjà trop tard. Ce jour-là, ils ont brûlé le cadavre du père.

Ensuite, il y a eu les journalistes. Mais ils ne sont pas restés. Ils se tenaient toujours au seuil. Pas au-delà. Ils posaient des questions, ils enregistraient, ils prenaient des photos et ils repartaient.

Ensuite, plus rien.

Seulement : cette fille, là, qui gémit et qui pleure.

C’est maintenant. C’est toujours.

J’ai perdu le compte des jours. J’ai mangé des racines et des fruits. J’ai bu l’eau du puits. Je ne suis pas malade. Mais j’ai bien envie de vouloir de mourir.

Quand le père est tombé malade, le sorcier a dit que c’était le palu. Qu’il fallait attendre et avaler les comprimés. Quand la mère, elle est tombée malade à son tour, on a dit : « Ebola ». Le vautour, là, se tenait les côtes.

Tout le monde a peur. Tout le monde a toujours peur. Mais cette fois, tout le monde a très peur. Alors tout le monde est parti se cacher. Dans la forêt, de l’autre côté.

Moi aussi j’avais peur au début. Je pleurais, j’attendais que viennent les docteurs de la ville. Je pensais qu’on allait guérir. Ou plutôt, je n’arrivais pas à penser autre chose. A considérer cette chose, là.

Mais maintenant.

Maintenant, je vais vous dire : je n’ai plus peur. Je n’ai plus rien à attendre. Donc je n’attends rien. Je ne parle à personne. Je ne vois personne. Je jette des pierres aux chiens et aux rats. Je marche dans le village. Ce village où je connaissais chacun et tout le monde.

Ce village, ce désert, comme une tombe.

Dans la maison où je dors, j’ai trouvé les affaires des autres. Ces gens-là, je ne les ai pas oubliés. Les voisins non plus je ne les ai pas oubliés. Ni le vendeur de soda. Ni la maîtresse. Ni les cousins. Ni les amis. Ni les autres.

Je ne les oublie pas, les gens. Et je dors dans leur maison.

J’ai retrouvé un peigne. Il y a d’autres objets dans d’autres maisons. Je pourrais les ramasser et les aligner, ça ferait toute la longueur de la rue. J’ai pensé que je pourrais peut-être leur rapporter, aux autres, là dans la forêt. « Tiens, vous avez oublié ça et ça et ça. Vous êtes partis trop vite, quand vous avez fui. » Mais ils n’en voudraient pas. Même, ils les brûleraient, leurs affaires. Toutes leurs affaires dans un grand feu. Et moi aussi peut-être dans le feu, avec le peigne.

Même si je suis « négatif ». Qu’ont dit les autorités. Même si on leur a bien dit. Que je suis « négatif. » Même si je leur disais, que je ne suis pas malade. Mais y a rien à faire. Ils sont retournés à la forêt sauvage. Je ne suis pas le bienvenu. Plus question que je me trouve au milieu d’eux.

Ils ont peur. Personne ne peut empêcher ça. Les hommes et la peur. Vieille histoire. Personne ne sait ce qu’il faut faire. Personne n’a envie de mourir.

Alors je m’étends sur le matelas dans cette maison vide et je laisse courir les chiens et les rats. Je veux seulement ne plus l’entendre. Je ne veux plus aller là où elle crie. Je me bouche les oreilles. Je voudrais m’enterrer. Je voudrais courir loin d’ici. Mais loin d’ici, il n’y a rien ni personne. Nulle part. Où arriver.

Cette fille, là, elle crie tout le temps. Elle m’appelle. Au début, elle appelait la mère, le père. Puis elle a dit mon nom. Elle répétait mon nom. Mon frère viens. Mon frère aide-moi. Mon frère libère-moi. Puis elle a seulement appelé. Sans nom. Sa voix est devenue étrange. Je la connais et je ne la connais plus. Elle pleure tout le temps. Elle gémit, elle dit qu’elle a mal. Qu’elle a soif.

Personne n’y entre. Dans cette maison-là. Personne. Rien que les mouches. La mère est morte. Depuis plusieurs jours déjà. Depuis plusieurs jours déjà les mouches sont venues et la mère s’est tue.

Il n’y a plus qu’elle : qui appelle et qui pleure.

Sa voix faiblit dans le soir. Les murs de la maison la gardent bien, de plus en plus fermés, de plus en plus épais. La nuit elle reste dans le noir. Elle pleure. Peut-être qu’elle dort un peu. Dans la maison aveugle. Murés, porte et fenêtres. Ils ont pris des planches et les ont clouées dessus. Ils l’ont condamnée. Ils ont creusé une rigole tout autour. Et ils ont dit : « N’entre pas, sinon tu mourras. »

Maintenant. Ce que je veux, peut-être c’est mourir. Seulement, j’aimerais que ce soit doux.

Demain.

Demain, je vais me lever et je vais y aller : à notre maison. Et quand je serai devant, je lui dirai : ma sœur. Je parlerai bien fort pour qu’elle m’entende à travers les murs. Je l’appellerai. Je lui dirai qu’on meurt tous, qu’elle n’est pas si seule, que je suis encore près d’elle. Que ce sera doux.

Je lui dirai. Demain.

Mais demain les gémissements ont cessés. Demain c’est le silence. Demain je suis tout seul. Je crois qu’il n’y a plus personne, là. Plus personne.

*

Pour Fatou Sheriff, pour son frère et tous les autres

Bien sûr, on se sourit (3)

La veille, nous avions eu une discussion assez longue mon mari et moi, sur la contrainte ou la stimulation que représentaient ces rituels familiaux, sur le besoin d’improviser qu’il ressentait parfois, le danger d’une systématisation, qui allait de pair, affirmait-il, avec la tentation de garder le contrôle. A quoi j’avais rétorqué que je restais ouverte, parfois bien plus que lui, que les jeux et les rituels ouvraient des espaces, convoquaient l’imaginaire, ce qu’il ne réfutait pas, tout en soulignant qu’il fallait éviter de devenir dogmatique; j’avais alors repris le fil d’une idée qui s’était pointée en moi sans que je n’y prenne garde, je lui avais alors rappelé que j’étais capable d’accueillir spontanément un étranger, que je n’étais pas sûre qu’il aurait agi de même.

Au moment de la dispute au sujet de cette poupée, les arguments de la veille étaient encore tièdes, prêts à ressortir. Et mon mari l’avait lâché : « Tu crois vraiment que tu es une sainte parce que tu ouvres la porte au premier clochard venu ? Tu te sens mieux, maintenant, c’est ça? Moi je n’ai pas besoin d’accueillir un infirme pour prouver mon ouverture d’esprit, ma générosité ou quoi que ce soit… » L’homme était planté sur le seuil la cuisine, peut-être depuis un moment, je ne sais pas. Personne n’avait relevé sa présence. Personne ne s’arrêta pour le faire.

Avec sa voix abîmée et son drôle d’accent, il s’est excusé. Il voulait seulement prendre un verre de lait. Personne n’a répondu. Nous étions tous encore trop occupés par notre rancœur, les uns montés contre les autres. L’homme était avec nous depuis quelques jours déjà et nous avions commencé à ressentir une certaine fatigue face à l’effort que sa présence nous imposait. Même s’il ne mangeait pas à notre table, attendait que nous ayons quitté la cuisine pour ouvrir une boîte de conserve et l’avaler rapidement, s’excusant d’être là si quelqu’un surgissait, repartant aussitôt vers la chambre d’Anna de son pas lent et fragile.

L’homme attendait visiblement qu’on lui réponde. Ou peut-être qu’on l’aide. Il restait en suspens sur le seuil, hésitait à entrer. Sa présence gauche, en ce moment, ne faisait qu’accroître mon agacement, la tension autour de la table était à son comble. Dans un sursaut de colère, en accompagnant mes paroles d’un geste violent je me suis écriée : « Et bien puisque c’est comme ça, cette poupée n’ira plus nulle part, elle va filer à la poubelle, où d’ailleurs elle aurait dû rester… »

Et j’ai joint le geste à la parole. Une gifle n’aurait pas provoqué plus d’effet. La poupée qui marche, un modèle d’automate ancien que j’avais un jour repêché sur un trottoir et sur lequel on avait bricolé un système électrique, était la coqueluche des enfants. Jouet sacré, j’avais beaucoup contribué à couvrir cette poupée d’une aura singulière, avec ce jeu des personnages que nous jouions à faire apparaître.

Mon geste a ramené le silence. Des larmes difficiles à contenir voilaient les yeux des enfants. Je me suis rassise en tournant ostensiblement le dos au vieil homme qui s’est immobilisé, interdit, entre le frigo et la poubelle, où dépassait une jambe en plastique. Le petit pleurait. Anna me regardait dans un étonnement douloureux. Et Simon a dit, la voix légèrement tremblante: « Mais Maman, c’est notre poupée… »

L’homme a quitté la pièce, sans son verre de lait, sans un mot. Et personne ne s’en est soucié. Le lendemain, au petit déjeuner, personne ne parlait. Le petit pleurnichait parce qu’il ne voulait pas aller à l’école, Anna tirait la tête, Simon refusait de manger. La poupée n’était plus dans la poubelle, mais tout le monde semblait l’avoir oubliée. Et personne ne se demanda non plus où était l’homme. Lorsque Anna entra dans sa chambre à la recherche d’un livre, plus tard dans l’après-midi, vit la porte entrouverte de la salle de bain, la poussa et hurla, l’homme était mort depuis plus de sept heures.

Bien sûr, on se sourit (2)

La poupée avait le cou entouré en partie par le câble électrique, un maillot enfilé, le bonnet de bain de Simon sur la tête ; elle pendait dans la baignoire remplie d’eau, le bras à moitié arraché. L’homme la tenait par la main. Dans l’autre main, le câble. Le corps démantibulé de la poupée à côté du cadavre de l’homme électrocuté. Deux figures humaines, rien que des figures désormais, inanimées.

Le jour de la dispute, la poupée portait encore ses pantalons à pattes d’éléphant et sa perruque. Depuis longtemps, les enfants jouaient à mettre en scène différents personnages à travers cet automate. Des personnages qui reflètent quelque chose d’eux-mêmes. Ou dans lesquels ils puissent se projeter. Le tour de Simon arrivait et il tenait au milieu aquatique. Il y tenait à cause de son nouveau rêve : devenir plongeur. Il a dit que c’était le plus beau métier. Qu’il arrêterait bientôt d’aller à l’école puisqu’on n’y apprend pas à plonger. Et il a ajouté que c’était son tour de choisir le nom de la poupée qui marche.

La veille, il avait une fois encore regardé ce film. Je l’avais retrouvé dans la pièce sombre, devant l’écran allumé, totalement absorbé. Le plongeur disparaissait dans les profondeurs, lentement mais inexorablement attiré par le fond. Un peu en retrait, debout derrière Simon, se tenait l’homme aux épaules voutées. Il ne s’était pas assis. N’avait pas osé. Pas voulu. Pas encore. Je ne sais pas. Quand j’étais entrée dans la pièce, il s’était tourné vers moi, avec ses mouvements lents de vieillard, mais avant que son regard éteint ne rencontre le mien, j’avais détourné les yeux, peut-être pour dissimuler ma surprise et l’agacement que je ressentais de le trouver là, hors de la chambre pour une fois, mais dans cette drôle de position, comme s’il regardait le film par-dessus l’épaule de Simon. Je l’avais ignoré et j’avais lancé à mon fils : « Tu regardes encore ce film ? » Et indifférents à l’homme, Simon avait éteint l’écran en poussant un soupir et moi j’étais sortie à sa suite sans me retourner. Ce n’est qu’une fois dehors, dans le couloir, que je me suis souvenue que l’étranger était aveugle.

Il s’est très vite débrouillé dans la maison, comme il avait peut-être dû apprendre à le faire depuis toujours, ou depuis qu’il avait perdu la vue. Les deux premiers jours, un peu troublée, je lui avais parfois tendu le bras, « Venez, je vais vous guider, accrochez-vous là… » Bien vite, il s’était montré capable de se déplacer seul. Je ne pouvais me l’avouer, mais ça me soulageait de ne plus devoir l’accompagner dans ses déplacements. Nous avions parlé, mon mari et moi, d’une association avec qui nous pourrions le mettre en contact. Ma voisine m’en avait touché un mot : « Ils sont très bien encadrés. » Une gêne insidieuse commençait à s’installer parmi nous, en sa présence, mais nous ne voulions pas précipiter les choses. Tout de même, nous nous sentions humains, ce n’était pas rien.

Le soir de la dispute, Anna faisait remarquer que la poupée lui appartenait encore, qu’elle voulait d’abord essayer de la refaire marcher. La réparer. Plus tard, c’est ce nous avons imaginé. L’homme devait avoir essayé de réparer quelque chose. Un faux pas.

A Anna, ce soir-là, Simon a rétorqué que c’était son tour. Anna a dit que la panne faisait que son tour à elle devait être allongé. Simon a répondu qu’il n’avait pas à pâtir de la panne, que le hasard avait décidé. Anna a décrété que la poupée avait à peine eu le temps d’incarner la hippie qu’elle devait être. Simon s’est écrié qu’il voulait en faire un plongeur. Anna s’est exclamée que si on la donnait maintenant à Simon, elle s’arrangerait pour la détruire. Mon mari a mis sèchement fin à leur discussion en invoquant l’usure, la fatigue, les enfantillages. Je suis intervenue, un peu abruptement, dans une tentative de protéger quelque chose, un reste d’enfance chez l’un ou chez l’autre, une fantaisie que j’avais toujours soutenue, sans toujours me soucier des conséquences. Mon mari a été piqué au vif. Les garçons se sont montrés solidaires, comme s’il s’agissait soudain d’équilibres en jeu, les garçons et les filles, mais leur père n’a pas voulu profiter de la brèche et les enfants se sont sentis trahis.

On a entendu une sirène mugir, au loin. Nous n’avions pas pris la peine de fermer les rideaux. La poupée était sur l’appui de fenêtre, ses cheveux noirs luisaient sous le néon, son accoutrement de hippie disparaissait sous le fil électrique enroulé autour de sa taille, plusieurs dizaines de centimètres de câble qui l’empêchaient de ressembler tout à fait à une personne, malgré les efforts d’Anna.

Favoritisme, jemenfoutsime, règles à respecter, ce n’est pas du jeu, qu’est-ce que ça change, on ne peut pas manger tranquillement, je veux la poupée : le ton est monté, ça claquait un peu partout autour de la table. C’est à ce moment-là qu’il a frappé à la porte.

à suivre

Bien sûr, on se sourit (1)

Ce que je vois sur leurs visages, c’est différent. Sur ceux des autres, il y a ces petites ombres qui flottent ça et là, rien de bien méchant. Les nuages des soucis quotidiens, les tracasseries habituelles. Chez nous, c’est autre chose. Ce que j’ai l’impression de voir, dans les yeux de mes enfants, c’est la même chose que dans ceux de mon mari: une lumière dégrisée.

Personne n’a cru à cette histoire de sèche-cheveux, il va sans dire, mais personne n’a songé à nous en parler de vive voix. Après tout, nous formons une famille respectable, cet homme n’était là que par hasard, nous avions été bien gentils en fin de compte de lui offrir un toit pour le dépanner quelques temps, sans même le connaître. Beaucoup d’autres ne se seraient même pas arrêtés. « Il y a trop de gens dans le besoin, on ne peut pas aider tout le monde. Et sait-on jamais sur qui on va tomber. Et puis chacun ses problèmes. »

Cette tristesse qui émanait de sa personne, la première fois que je l’ai vu. Maintenant c’est comme si elle m’était rentrée dans la peau. Je l’ai aperçu et je me suis arrêtée, sans bien savoir ce que je faisais. Un frisson m’a traversée. Tiens, j’ai froid, ai-je pensé. J’étais devant un homme vieux, mais peut-être moins qu’il n’en avait l’air.  « Sans abri et sans perspective », ai-je lu sur le carton posé à ses pieds. Un homme seul, finirais-je par comprendre. Totalement seul. Mais quand je l’ai vu, je n’ai pas pensé à tout ça. J’ai entendu son appel et sans réfléchir, je me suis arrêtée pour l’écouter. Je rentrais de vacances, aussi. Peut-être cela a-t-il joué? Mériter cette semaine de repos passée dans un hôtel, servie, baignée, repue. Rendre ce qui nous a été donné. Peut-être voulais-je me montrer humaine. A mes propres yeux, bien sûr, et dans un sens, c’était d’autant plus vrai que l’homme s’est avéré aveugle.

Mon intention de départ était de lui offrir un repas et un verre d’eau, mais la nuit est tombée. On entendait le vent qui fouettait les volets. Mon mari a croisé mon regard. Je ne sais plus qui a parlé le premier. Ma fille Anna, silencieuse depuis notre arrivée mais présente, observant la scène à distance, a enchaîné alors en disant qu’elle dormirait avec les petits, que ça ne la dérangeait pas. Nous nous sommes tous démenés pour lui préparer la chambre, changer les draps. Une sorte d’euphorie nous gagnait. La salle de bain d’Anna rapidement vidée de ses vêtements d’adolescente, je l’ai même nettoyée à l’eau de javel. Quand je lui ai ouvert la porte pour l’y guider, je me sentais à ma place, avec la satisfaction de bien faire. J’ai déposé la serviette propre à côté du lavabo, sur l’étagère brillante, avec une brosse à dent neuve et une bouteille de shampoing. « Faites comme chez vous. » Pense-t-on ce qu’on dit ? « Chez vous », qu’est-ce que cela pouvait signifier pour cet homme? Plus tard, j’allais souvent y songer en essayant de réprimer ce léger agacement que je ressentais à la vue des poils gris dans le bain, des traces de dentifrice sur le rebord du lavabo. La salle de bain d’Anna, tout de même.

Maintenant, à chaque fois que je retourne dans la salle de bain, j’ai la trouille. Et je me sens effroyablement seule. Qu’est-ce qui compte le plus? Le geste de départ? Ou ceux que nous n’avons pas faits ensuite? L’intention, les paroles ou les actions ? Je n’arrive plus à y penser sans perdre mes moyens. Mon mari, lui, a construit un mur. Une paroi transparente, tout autour de lui. Il nous voit vivre, nous le voyons être là, mais il ne pipe plus mot, il s’abîme dans de longues rêveries dont il sort épuisé, ses petites rides se sont multipliées, une ombre bleue cerne ses yeux, comme les miens; on dirait que nous avons rejoint l’âge de l’homme qui est mort par notre faute.

Bien sûr, on se sourit. On a décidé de repartir en vacances. On se fait mousser. Mais le cœur n’y est plus. Un soir, j’écoutais à la porte des enfants. Anna était avec eux, elle n’a pas voulu reprendre sa chambre. La voix du tout petit m’avait arrêtée, qui demandait: « Mais le monsieur, il est mort à cause de la poupée qui marche? » L’autre grogne: « Je veux dormir ». Anna chantonne. Depuis qu’elle a découvert le corps de l’homme, dans ce qui était sa salle de bain, elle muse, elle chantonne, elle balbutie des comptines, des mots qu’elle semble glaner dans un espace totalement dépourvu de logique, hanté par une sourde violence.

La salle de bain immaculée de ma fille a disparu derrière le corps de l’homme.

à suivre

La marque

Ce n’était presque rien, une marque de famille. Juste un peu plus développée chez moi, plus fournie, au sens propre, que chez les autres femmes de notre lignée.

Ma grand-mère adorait les fourrures. Elle en possédait plusieurs, sous forme de manteaux, de capes, de manchon, de bonnet ou d’étole. L’été, elles étaient remisées dans de grandes poches de plastique que l’on suspendait à un cintre. Une armoire entière y était consacrée. En hiver, elle ne sortait jamais sans l’une d’elles, la zibeline ou le phoque, le vison ou le ragondin. A l’intérieur, elle portait une étole qui ne la quittait pas, un renard dont le museau pointu et les yeux de verre qui nous fixaient par-dessus son épaule, me fascinaient. Lorsque j’embrassais ma grand-mère sur la joue, je choisissais, contrairement à mes cousins et cousines, effrayés, le côté du renard. J’aurais voulu, au lieu d’effleurer la joue parcheminée, poser mes lèvres sur son pelage, entre le museau et les yeux. Un jour où l’étole était un peu de travers, je parvins, en m’y prenant habilement, à glisser de la joue de ma grand-mère vers le front du renard et à y appuyer très brièvement mes lèvres. Le souvenir de ce contact se fixa en moi de manière indélébile et, je dois l’avouer, un peu effrayante, car la fourrure était étrangement tiède. Par la suite, chaque fois que je m’approchais de ma grand-mère, il me semblait que les yeux de verre étincelaient à mon approche.

Les fourrures étaient des cadeaux de mon grand-père, et peut-être d’autres hommes, car ma grand-mère avait eu une vie aventureuse, c’est du moins ce qui se chuchotait. Sur les photos anciennes, elle était d’une beauté mystérieuse, douce et autoritaire à la fois. Je me souviens d’elle, quant à moi, simplement comme d’une vieille dame mélancolique et par moments très gaie, entièrement vouée au bonheur de ses proches – ce qui suffit à expliquer sa mélancolie et, sans doute, sa gaieté.

Peu après la mort de ma grand-mère, et déjà avant, il y eut toute cette campagne contre l’exploitation des animaux à fourrure, des mannequins célèbres se firent photographier complètement nues pour signifier qu’elles n’en porteraient plus, les fourrures disparurent des défilés de mode, ou furent remplacées par des poils synthétiques, parfois teints de couleurs vives, ou imitant parfaitement le pelage ocellé de la panthère ou l’aspect dru et ras de la peau de phoque.

J’avais alors douze ans, et il m’arriva quelque chose d’étrange, que j’avais noté avec curiosité chez mes cousines plus âgées, mais qui, chez moi, prit des proportions bien plus visibles.º  Surtout que, chez moi, cela ne se manifesta pas exactement au même endroit.

La renarde ! rugit ma mère un matin en m’apercevant. Encore mal réveillée, j’étais en train de me diriger vers la salle de bain pour la toilette matinale. Peu habituée à ce genre d’expression dans la bouche maternelle, plus apte aux marmonnements pieux et aux recommandations frileuses, et plutôt parcimonieuse en exclamations, je sursautai et lui jetai un regard où devait se lire mon ahurissement. Mais ma mère avait déjà détourné les yeux, et il me semblât que quelque chose dans son mouvement trahissait une gêne étrange. J’ouvris la porte, au bout du couloir, la refermai derrière moi, sans tour de clé, puisque cela nous était interdit. En me retournant j’eus un des spectacles les plus saisissants qu’il m’ait été donné de voir. Je ne pus retenir un petit cri. Horreur et stupéfaction. Dans le miroir, apparaissait bien la fille que je croyais connaître, frêle dans sa longue chemise de nuit, les cheveux emmêlés et les yeux encore bouffis de sommeil. Au centre du visage, cependant, une anomalie avait fait son apparition, flagrante.

C’était la première fois que je voyais la marque. Je dis la première fois parce que, par la suite, il m’a semblé clair qu’elle ne pouvait être apparue d’un seul coup cette nuit-là, comme par enchantement, et qu’elle devait s’être développée petit à petit, sans que j’y prenne garde, jusqu’à ce matin fatidique où il m’était devenu impossible de ne pas la remarquer. Partant de la pointe du nez et remontant jusqu’à s’évaser entre les sourcils, un long et mince V s’était dessiné, à la manière des tiges légèrement courbes des motifs végétaux de l’art nouveau.

Plus tard, en découvrant l’étrange pouvoir que me procurerait cette particularité, j’allais apprendre à la chérir, mais au moment où je la découvrais, stupéfaite, dans le miroir de la salle de bain familiale, une sombre panique commença d’abord par me gagner. Mon premier réflexe, malgré la consigne sévère, fut de donner un tour de clé à la porte, soudain terrifiée à l’idée qu’une de mes sœurs ou mon frère me surprenne, porteuse de cette honteuse – pensai-je – difformité. Ensuite, je m’approchai de la glace, pressée d’examiner de plus près l’étrangeté, avec le sourd pressentiment que son caractère indéniable allait du même coup m’être confirmé. En effet, ni tache lavable, ni simple empreinte que la journée aurait tôt fait de lisser, le V était en fait formé de fins poils foncés. Au toucher, et à la manière douce qu’avait la lumière d’y jouer, je réalisai que le duvet était aussi irrésistiblement soyeux. Cette constatation me mit un peu de baume au cœur. L’air songeur, j’étais en train de me passer et repasser doucement le doigt du bout du nez au centre des sourcils, quand tout à coup quelqu’un frappa à la porte.

De manière générale, les réactions à cette transformation ne furent pas celles que j’aurais escomptées. Je m’étais attendu, malgré l’atmosphère tout en retenue qui régnait chez nous, à des visages surpris, à quelques exclamations, à des questions. A tout le moins, à un semblant d’inquiétude. Au lieu de cela, ce ne furent que regards fuyants, expressions pudiques ou faussement neutres. Ou bien, chez mon frère Paul par exemple, légèrement teintées d’une connivence dont je ne comprenais pas l’objet et qui ne faisait que renforcer mon malaise. A part ma jeune sœur, Claire, que ma mère eut tôt fait de rabrouer lorsqu’elle ouvrit la bouche en faisant mine de s’intéresser à mon nouvel attribut, personne ne s’autorisa le moindre commentaire. Il semblât qu’un accord tacite eut été passé entre les membres aînés de la famille pour éviter d’évoquer l’étrange marque qui était venue modifier mon apparence. Tout se passait comme s’il s’agissait d’une métamorphose attendue et tout à fait normale, mais en même temps vaguement honteuse et qu’il valait mieux ignorer.

Mon sommeil se troubla. Je ne cessais de rêver de la marque ; j’assistais à des défilés de femmes nues, aux corps partiellement couverts de toisons moirées, fourrures naturelles qui marquaient leur peau de signes cabalistiques ; je la voyais apparaître sur le visage de ma sœur aînée ou de ma mère, mais elles y semblaient totalement indifférentes, hautaines et sérieuses comme elles l’étaient toujours, préoccupées uniquement du devoir à accomplir et de ce qu’il fallait paraître. C’était en réalité un trait commun chez les femmes de ma famille, ce sens de la responsabilité et du dévouement, allié à une réserve tout en modestie et en rigueur, qui les faisait passer pour des saintes dans l’opinion générale. Mon père, lui, était un homme autoritaire et, en règle générale, plutôt absent de la cellule familiale, où il ne se manifestait que pour rappeler certains principes moraux inébranlables, notamment à mon frère, le plus rétif de la tribu.

Paul avait toujours été le mouton noir de la fratrie et, secrètement, je l’enviais d’oser défier l’autorité parentale pour goûter à des plaisirs interdits. Mais il était également spécialement doué pour amadouer ma mère, par une douceur pleine de rouerie et de tendresse. Il ressemblait à ma grand-mère, disait-on, et cela semblait suffire à excuser son caractère plus expressif et à engendrer une plus grande tolérance face à ses sautes d’humeur et à ses incartades.

Ce matin-là, ce fut lui qui interrompit mon insondable songerie et le questionnement qui me bousculait, alors que, debout dans ma chemise de nuit devant le miroir, je ne me lassais pas d’admirer, dans un mélange de fascination et de répulsion, la marque nouvellement apparue. D’une voix étranglée, je répondis à Paul, qui insistait derrière la porte et s’étonnait que je l’eusse fermée à clé. J’arrivais, il fallait me laisser encore quelques minutes. Lorsque je l’entrouvris timidement, un instant plus tard, espérant avoir le champ libre, je le trouvai debout, l’air railleur, qui m’attendait. Alors, on a ses premières ragnagnas ou quoi ? Et il enchaîna presque immédiatement, en m’attrapant le poignet alors que j’essayais de l’esquiver. Tiens, tiens, tu cherches à cacher quelque chose ? Que vois-je… ? Mais, on dirait que ça pousse ! Voilà qui va en intéresser plus d’un… Je me dégageai d’un coup sec, sans attendre mon reste. Il cria encore quelque chose, où il était question de notre cousine, Marthe. Celle qui avait mal tourné suite à la croissance, affirmaient toujours les adultes à mi-voix. Je courus m’enfermer dans le petit coin, comme on disait pudiquement chez nous, le seul endroit où je puisse être seule et tranquille, pour reprendre mon souffle. Assise sur la cuvette, je pensais confusément à mes cousines, Marthe que je n’avais vue qu’une fois, et les autres, dont les tantes disaient d’un air entendu qu’elles étaient des jeunes filles désormais, et j’entendais encore mon frère affirmant qu’elles avaient des poils sous les bras, et je voyais leurs jeunes seins, pointant sous leur strictes robes en coton gris.

L’été de mes douze ans s’acheva dans ce mélange de confusion et de malaise. J’avais l’humeur changeante, j’étais farouche et à la fois affamée d’attention. Et je pensais souvent à la phrase proférée par mon frère. Voilà qui va en intéresser plus d’un… Je me répétais ces mots comme s’ils possédaient un sens secret qu’il me fallait découvrir à tout prix, la clé de l’énigme et l’accès à un savoir qui m’échappait. Le duvet qui couvrait mon visage s’était légèrement affirmé, j’avais alors l’arête du nez totalement recouverte d’un pelage soyeux, que je ne pouvais m’empêcher de lisser de temps à autre, quand on ne me regardait pas, avec une sorte de délectation. Ce contact me causait un léger vertige, très agréable, au creux du ventre. Ce plaisir se teintait rapidement de honte, il suffisait que l’ombre de ma mère ou que la figure de mon père planât et je tremblais à l’idée d’être percée à jour. Un après-midi caniculaire, à la fin du mois d’août, je pris le sentier qui s’enfonçait sous les frondaisons, à l’arrière de la maison, en quête d’un peu de fraîcheur et de solitude. Cette promenade, qui menait à un petit bois à la lisière du bourg où nous vivions, nous était totalement interdite avant nos douze ans, âge auquel mes parents avaient décidé que nous étions enfin assez mûrs pour nous éloigner du jardin, en restant bien entendu dans un périmètre bien défini. J’avais toutefois reçu la consigne claire de ne pas m’y aventurer seule, mais uniquement accompagnée d’un de mes aînés.

Ce jour-là, pourtant, je décidai de défier l’ordre parental, échauffée et vibrante de sensations confuses, prête à toutes les audaces. Sur le chemin, je m’étais laissée aller à cette excitation latente, à cette douce fébrilité qui m’exaltait. Je ne portais qu’une robe d’été légère, démodée et sans doute déjà un peu étroite pour ma taille. Ma mère nous avait toujours habillés avec des vêtements de récupération, fonctionnels et décents, refusant toute futilité et toute dépense qu’elle jugeait inutile. Arrivée dans la clairière centrale, au bout du sentier, je m’assis par terre, le dos contre un tronc. Je remontai le bas de ma robe au-dessus des genoux et baissai les bretelles sur mes épaules, gênée par le tissu rêche contre ma peau moite. Très vite, je perçus sa présence. Il me semblât d’abord qu’un souffle léger avait froissé le feuillage, à quelques mètres de moi. Ensuite, en y fixant mon attention, je crus voir deux yeux briller, entre les branchages feuillus. Un pas furtif se fit entendre. On contournait l’arbre contre lequel j’étais appuyée. J’haletais. Il faisait chaud, j’avais l’impression que chaque centimètre carré de ma peau frémissait, assoiffé. Je sentis la présence toute proche, juste derrière moi. Un infime courant d’air m’atteignit. Je frissonnais, fermai les paupières. Et tout à coup, je ressentis comme une caresse à l’endroit de la marque, une sensation infiniment douce et agréable, qui allait en s’intensifiant. A tel point que lorsque je cherchai à rouvrir mes yeux, je ne pus plus distinguer le sous-bois autour de moi, tout se brouillait. Je m’entendis gémir, je perdis pied, mon corps entier tremblait, des larmes ou de la sueur me coulait sur les tempes, je ne fus bientôt plus qu’une sensation croissante, qui partait du museau et rayonnait dans mes bras, mon ventre, mes cuisses, mes orteils, de plus en plus forte, jusqu’à la brûlure. Je poussai un cri et quelque chose en moi se liquéfia. Je fus submergée. Je sombrai dans un état d’assoupissement béat, entre veille et sommeil, acuité des sens et relâchement total.

Quand j’en sortis, j’étais couchée dans le sous-bois, les épaules et les mollets couverts d’empreintes d’aiguilles de pin et les cheveux emmêlés. En me relevant, je crus apercevoir un regard étincelant entre les branches d’un buisson. Il faisait déjà sombre. Je me hâtais sur le chemin du retour, sans me soucier des réprimandes et du ton aigre qui m’accueilleraient à la maison, le front haut, remplie d’une félicité nouvelle.

 

º Le passage en italique est un texte de Caroline Lamarche proposé lors d’un concours qui a eu lieu en 2010, intitulé « Achève-moi ». Les participants étaient invités à inventer la suite d’un des textes proposés, au choix. Je m’étais prêtée au jeu.

Comme un insecte sur le dos

HOP. UN TEXTE DE FICTION QUE J’AVAIS éCRIT POUR UN NUMéRO DE LA REVUE « MARGINALES » EN 2013 QUI éTAIT INTITULé « L’Amérique ou l’Inde ».  

Comme un insecte sur le dos

car chacun vaque à son destin / petits ou grands /… / péniblement / … / pourquoi ne me réponds-tu jamais / sous ce manguier de plus de dix-mille pages / à te balancer dans cette cage / à voir le monde de si haut / comme un damier comme un lego /comme un imputrescible radeau / comme un insecte, mais sur le dos /… / on voit de toutes petites choses qui luisent / ce sont des gens dans des chemises / comme durant ces siècles de la longue nuit / dans le silence ou dans le bruit 

G. Manset (interprétation d’A. Bashung – 2008)

 

Claude,

Jamais je n’aurais pensé, au grand jamais, que je finirais par t’écrire une lettre, une vraie lettre manuscrite, sur ce papier de soie qui, lorsque tu l’auras en main, aura été marqué par deux pliures horizontales, partagé en trois parties à peu près égales où se dérouleront les lignes irrégulières de mon écriture de cochon.

L’enveloppe allongée, un petit avion bleu imprimé dans le coin (semblable à un oiseau aurais-tu dit), reposera sur ton bureau, ton petit bureau près de la fenêtre ouverte laissant monter la rumeur de Delhi, ses incessants coups de klaxons ; je me demande bien comment tu peux supporter ça.

Je peux sans peine t’imaginer avec ta chemise en lin usé, ouverte sur ta poitrine nue, une tasse de thé vert au jasmin dans une main, l’autre tenant – à peine, du bout des doigts, avec ce détachement dont tu as toujours voulu faire montre, ce détachement qui te caractérise (et pourtant, lequel d’entre nous adhère le plus à son rôle, en fin de compte, je te le demande) – l’autre main, enfin, tenant cette lettre, que tu liras rapidement, que tu survoleras, avant de la laisser choir sur le bois rugueux de la table, ou mieux : sur les dalles fraîches de ta chambre où résonne en ce moment-même l’appel du vendeur de chaï et les mille et une autres voix de la ville gorgée de pollution.

« L’important, ce n’est pas ce qu’on trouve au bout de la route, c’est le chemin – partir, se mettre en recherche, et en question. » Cette phrase, inaugurale dans notre histoire, pourrait aussi la résumer, m’as-tu répété alors que tu t’apprêtais à me quitter. Mais je ne parviens toujours pas à comprendre ce que tu cherches, ni ce que nous avons omis de trouver. J’entends d’ici ce que tu me rétorquerais : ce n’est pourtant pas compliqué.

Que tu aies souhaité prendre l’air, je devrais aisément le comprendre. C’est exactement ce que je voulais faire, lorsque j’ai décidé d’aller voir de ce côté-là du monde : prendre l’air, me rafraîchir les idées, me laisser surprendre, pourquoi pas. Mon contrat chez Colombus devait toucher à sa fin le 31, j’ai décidé que je partirai en Inde le 1er, je ne voulais me laisser aucune chance de tergiverser, et puis j’avais vraiment besoin de mouvement, de vacance(s), dans tous les sens du terme.

Tu débarques dans la boîte le 27. A quatre jours près, nous nous serions manqués. Et soudain se profile cette dernière mission, d’importance me souligne-t-on, un tremplin, des ouvertures, un renouveau, etc. L’entreprise reprend du poil de la bête, il y a du neuf, du jeune, du frais, ce serait vraiment dommage de s’en aller à un moment charnière. J’ai tout gobé, bien entendu. Je ne sais pas encore si c’est la perspective de retourner en Amérique ou celle d’accomplir cette mission avec toi, dont la personnalité d’emblée m’intrigue et m’attire déjà sans que je ne veuille me l’avouer, qui ont eu le plus de poids dans ma décision.

Je sais bien que ce que tu penses : tu te dis que tu n’as rien fait pour me convaincre, que tout s’est passé à des niveaux supérieurs de la hiérarchie, que tu as juste rempli la fonction qui était la tienne. Que notre départ ait ensuite été différé, que la mission ait été sans cesse reportée, que nous nous soyons retrouvés à travailler sur un projet de plus en plus abstrait, dont les contours ne cessaient de se diluer, pour ne garder finalement que la consistance d’une pastèque, dur et bien rond à l’extérieur, mais aqueux et inconsistant en son cœur, cela n’a pas paru te perturber outre mesure, et tu as persévéré dans la nouvelle tâche que tu t’étais assignée et que tu ne pourras aujourd’hui que reconnaître, bon gré, mal gré : me séduire, m’ensorceler, m’égarer définitivement.

Le soir tombe et je n’ai pas fini de t’écrire. Je suis toujours dans mon appartement étriqué, au mitan de l’artère principale de la ville, au cœur de l’Europe, ce même appartement où tu as commencé à évoquer cet autre voyage que nous pouvions faire ensemble (puisque j’avais dû le remettre suite à ma décision de poursuivre mon travail chez Colombus après ton arrivée), ce voyage censé nous revigorer, disais-tu, nous rendre l’énergie gaspillée, nous remonter le moral et les méninges, mises à mal dans l’éreintante traversée de l’absurde qu’avait été ce projet inutile, nous permettre, enfin, de découvrir d’autres horizons, y compris dans notre relation. L’Inde est un continent, aimais-tu rappeler, où le monde se déchiffre à l’envers. Je pensais surtout aux stéréotypes, les couleurs et l’aura mystique des enturbannés, et au Kâma-Sûtra.

J’ai d’abord résisté, un temps, encore accroché à l’idée que c’était là une destination que je me réservais, que je souhaitais savourer seul, avec la fraîcheur qui serait la mienne. Tu avais déjà traversé le pays, du nord au sud, en t’attardant ça et là, et tu en ramenais ces images en demi-teintes, ce ton légèrement hautain qu’emploie l’initié pour s‘adresser au novice, et ce regard qui laissait présager d’authentiques mystères.

Il fait nuit. Le double-vitrage laisse à peine filtrer le passage de quelques bus, une vingtaine de mètres plus bas, et l’obscurité a déjà envahi une partie de la pièce. J’écris à la lueur de la lampe rouge, celle que tu allumais avant de te déshabiller. Je me demande si tu portes encore cette fine chaîne autour de la cheville, et le minuscule grelot qui y tintait à chacun de tes pas, imperceptible alerte de ton arrivée, écho de ces lointains désirés. De l’Inde, je n’ai finalement rien vu. Quand tu as pris ta décision, unilatérale (je souligne), je n’ai pas voulu y rester. Ce voyage qui devait être le nôtre, tu m’imposais soudain de le faire sans toi. J’ai besoin d’air – me disais-tu – ; et moi je suffoquais : comment pouvais-tu me faire ce coup là, me planter après trois jours alors que tu avais tout fait pour que nous partions ensemble, alors que tu m’avais détourné de ma volonté initiale d’y aller seul et que lorsque j’avais évoqué l’alternative, un voyage en Amérique en toute liberté, sans les contraintes du cadre professionnel, tu m’avais soufflé : « En Amérique, les routes sont trop droites. On s’y perdrait de vue avant même d’avoir commencé. »

Comment est-ce possible ? Aujourd’hui encore je ne suis pas parvenu à répondre ; comment est-ce possible que j’en sois arrivé à ce point de déséquilibre, d’égarement, d’aveuglement. Du peu de temps que j’ai passé à Delhi, je garde encore la sensation physique d’une forme de vertige, d’un étouffement, d’une perte de repères complète. Je n’ai plus peur de l’affirmer : je n’ai pas été loin de l’anéantissement. Une sorte de vacance, en fin de compte ; c’est bien ce que tu conclus, j’en mettrais ma main au feu.

J’imagine d’ailleurs sans peine que, du haut de ton perchoir, là, tu assistes impassible à la lente remontée d’une vache au milieu des remous du trafic, en contrebas, tandis que l’air poudroie dans le couchant et que ma lettre atterrit, en boule de papier froissé, presque dure, déjà méconnaissable, dans la corbeille à tes pieds. Tes pieds nus imperturbablement plantés où tu penses devoir être.

J’ai éteint la lampe, Claude, j’écris ces dernières lignes dans le noir. Contrairement à ce que j’ai parfois été tenté de croire, l’équation n’a jamais changé d’inconnue : l’Inde ou l’Amérique, c’est du pareil au même, des continents qui s’estompent devant les perspectives singulières d’une histoire unique, et tellement banale. La seule inconnue, c’est l’autre, insaisissable bien entendu, malgré ses miroitements.

Arrivé à ce point, je ne sais pas si j’ai envie de te saluer, ni si tu auras vraiment pris la peine de lire cette lettre jusqu’ici, ni même si tu es toujours à Delhi. Peu m’importe, finalement. Maintenant, c’est décidé. Demain, j’irai en Amérique.

L’odeur

L’odeur, d’abord. Il la flaire à partir de la seconde marche de la troisième volée d’escalier. Quand il arrive sur le palier du deuxième, elle est devenue franchement agressive. Il porte une main à son nez, un réflexe pour se protéger, mais l’odeur persiste. Il remonte son écharpe et couvre le bas de son visage. Il sonne. Un déclenchement automatique résonne dans la cage d’escalier vide et la porte s’entrouvre. Il la pousse, fait un pas à l’intérieur de l’appartement, s’arrête net et lâche le sac.

Il a le temps de penser aux sushis que la chute a peut-être abîmés, aux boîtes qui ferment mal et à la sauce soja, mais un haut-le-corps le saisit et imprime à son buste un mouvement de recul ; il fait un pas en arrière et referme involontairement la porte derrière lui.

Ses yeux s’habituent à la pénombre de la pièce. L’odeur et le désordre qui y règnent dépassent l’imagination. L’air vicié lui fait tourner la tête. Il veut faire un pas de côté, chercher l’issue, mais son pied heurte une bouteille vide, qui se met à rouler avec un bruit sourd sur le plancher. Sa course s’arrête dans un tas informe. Un jus brunâtre dessine une auréole visqueuse tout autour. Trois mouches velues s’envolent en vrombissant.

Il n’y a personne, apparemment. Une lampe posée sur le sol, derrière un meuble couvert d’assiettes et de verres sales, éclaire faiblement un angle de la pièce. La lumière dessine un triangle sur le mur. La paroi est couverte de traces brunes et noires, laissées visiblement par des doigts humains. Il s’aperçoit qu’une inscription peut s’y lire. Il se surprend, malgré lui, à la déchiffrer.

Ne pas se fier aux apparences. En reconnaissant ces mots, il sait, soudain c’est une évidence, qu’ils ont été tracés avec de la merde. Il sent des gouttes de sueur descendre le long de ses tempes. La nausée monte, il porte une main à sa bouche et se met à trembler. Un hoquet lui échappe. Un spasme. Des sacs de poubelles éventrés jonchent un coin du plancher. Ça remue. Il n’ose pas imaginer ce qui s’agite ainsi. Plus loin, sur une chaise, des vêtements informes, d’un aspect douteux, sont jetés pêle-mêle.

Les volets sont tirés devant la seule fenêtre. Il y a une porte fermée, qui mène sans doute à une autre pièce de l’appartement. Toujours personne en vue. Soudain, la panique le gagne, submerge le dégoût, évince même son sens des responsabilités. Il faut qu’il décampe. Tant pis pour la note, qu’il a dû froisser au creux de sa paume humide. Et tant pis pour le client. Qui n’a d’ailleurs pas l’air prêt à faire son apparition. Mais qui lui a ouvert la porte ? Dans quel squat est-il tombé ? Son boulot lui en fait voir de toutes les couleurs, mais là, il s’avoue vaincu.

Il veut reprendre le sac et s’en aller ; au moment où il se penche pour ramasser sa livraison, il se rend compte qu’il a mis le pied dans une flaque qui empeste l’urine. Un des côtés du sac en papier s’en est imprégné. Cette odeur. Et encore ce grouillement du côté des poubelles. Insoutenable. Il faut sortir, fuir cette chambre close nauséabonde, retrouver l’air libre, la rue, les gens. Au diable les sushis. Mais alors qu’il pose sa main sur la poignée de la porte, une voix se fait entendre. Il se fige.

–       Combien vous dois-je, Monsieur ?

L’homme est grand et fin. La voix, chaude, posée, ne correspond pas à l’image qu’il s’est fait de l’habitant des lieux – un clochard ou un toxico, un être certainement en marge, affligé d’une dépendance quelconque, mijotant dans sa crasse, à moitié fou, sans aucun doute. Et la silhouette, debout à quelques mètres de lui dans un coin d’ombre, tend alors le bras vers la paroi et presse l’interrupteur.

La lumière brusque lui fait d’abord cligner des yeux. Il s’y habitue doucement. Devant lui, un homme d’une cinquantaine d’année, vêtu d’un smoking sobre et bien coupé, une écharpe de soie blanche autour du cou, le visage avenant, la mine fraîche, le regarde avec une bienveillante indifférence. Avec sa taille élancée et sa mise élégante, presqu’anachronique, et cette allure qui n’est pas sans lui paraître vaguement familière, son interlocuteur dégage une étrange séduction. Il veut ouvrir la bouche, répondre, mais le son ne monte pas. L’inconnu ne l’a pas quitté des yeux ; le plus naturellement du monde, il a sorti d’une poche un fin portefeuille en cuir, et il attend.

A nouveau, un des monticules d’ordures s’agite. Une boule grise et poilue se distingue de la masse. Un rat, occupé à fureter, ne leur prête pas la moindre attention. Jusqu’au moment où quelque chose doit l’alerter, parce que soudain l’animal s’immobilise, la tête levée, la queue frémissante, aux aguets. Et sans crier gare, il bondit hors du tas d’immondices et traverse la pièce en un éclair, avant de disparaître sous un vieux canapé défoncé, couvert de linge sale.

En passant, l’animal a frôlé le bas du sac qu’il tient toujours à bout de bras. Surpris, effrayé par le contact, il pousse une exclamation, lâche le paquet de sushis et jette un regard affolé à l’habitant des lieux.

–       Je comprends votre impatience, Monsieur, ainsi je vous prierais de bien vouloir me dire ce que je vous dois pour la course. Je ne voudrais pas vous retarder, lui répond avec une extrême délicatesse l’homme au smoking.

Il ramasse le sac. Il déplie le ticket, parce qu’il a oublié le montant de la commande ; l’opération est plus délicate que prévu parce que le papier de la note s’est humidifié au contact de sa paume. Il doit déposer le sac pour disposer de ses deux mains et pouvoir y parvenir. Pendant ce temps, le client, d’un étui en argent qu’il a extrait d’une des poches de son veston, sort une cigarette fine, qu’il allume. Un nuage bleuté noie un instant son visage aux traits fins, réguliers, sa barbe soigneusement taillée.

Trente-cinq euros. Lorsque l’homme lui tend les billets, une bouffée de l’odeur délicate de son tabac mélangé à la fragrance raffinée d’une eau de toilette lui arrive. Il empoche la somme et sort de l’appartement. Un reste de ce parfum subtil reste accroché à son écharpe et continue à le suivre lorsqu’il s’engage dans l’escalier, vers la sortie.

 (Octobre 2009)

L’incipit

Il fallait qu’il trouve cette première phrase. Rapidement. Ou ça risquait de mal se terminer. Il avait déjà arpenté la maison en long et en large, de bas en haut et par tous les itinéraires possibles. Il avait passé des heures à marcher à travers les prairies, en attendant qu’un coup de vent ou un changement de lumière lui balaye le cerveau, lui apporte la manne en quelque sorte, mais rien. Il s’était assis, avec un verre de vin, un second puis un troisième, en tournant un crayon entre ses doigts, puis sans rien faire. Mais rien, toujours ce plein désespérément vide de toute étincelle. Des pensées vagabondes, à l’image des nuages qui passaient et, à certains passages, quelques tensions. La mémoire parvenait toujours à activer des courants contraires ; il avait beau tenter d’assourdir cette pagaille intérieure, rien n’y faisait.

Il s’était amèrement souvenu de ces séances de méditation où il s’était laissé entraîner, le vide disait-on, le calme plat du mental, le suspens des mensonges qu’on ne cesse de se raconter. Mais lui n’y avait trouvé que la déception d’une tentative de séduction désamorcée, et des raideurs insupportables dans le dos. C’est parce que vous ne lâchez pas prise. Il s’était demandé que lâcher encore quand sa vie n’était qu’un fuseau débobiné, un imbroglio de fils grisâtres qui de toute façon n’auraient mené nulle part.

La maison était spacieuse, il avait d’abord pensé qu’il risquerait de s’y perdre. Les premières impressions s’étaient estompées à mesure que l’ennui grandissait et que l’espace semblait se rigidifier. Tout, la plage, les falaises, les prés, au dehors, et les pièces au parquet vieillissant, la table bancale et les fauteuils recouverts de couvertures, à l’intérieur, tout lui semblait en effet de plus en plus rigide, âpre et sec. Il avait beau considérer les choses sous un angle de vue raisonnable, autant que possible, l’espace autour de lui semblait l’avoir quitté. Probablement cela ne s’était-il pas fait en une fois, mais au sixième jour la situation lui apparaissait clairement : il était abandonné de toute chose, dépouillé même de la langueur de l’ennui. Il sentait par contre monter en lui une fureur indescriptible, quelque chose de calme et puissant à la fois, et il savait qu’il n’y échapperait pas, à moins, se disait-il, qu’il ne trouve cette phrase, qu’il n’écrive la première phrase. L’incipit.

C’était ainsi, un jour, au hasard d’un détour et d’une péroraison sur l’incipit, qu’il s’était attardé pour la première fois à écouter parler de l’écriture littéraire. Il ne s’en était jamais vraiment préoccupé. Il lisait, mais seulement pour trouver des voies d’évasion ou des stimulations, intellectuelles ou érotiques. Il n’aurait jamais été capable, en refermant un livre, de se souvenir de la première phrase. Il pouvait dire s’il avait aimé ou pas le livre, et pour quelles raisons, expliquer de quoi il traitait, raconter l’histoire s’il y en avait une. Mais la première phrase, il ne pouvait franchement pas se remémorer ce qu’elle disait.

Il avait alors commencé à s’intéresser à ces fameux incipit. Et dès lors, il n’avait plus été possible de ne pas s’y arrêter, à chaque nouveau livre qu’il ouvrait. Il s’était mis à y réfléchir. Il s’était demandé si ces phrases, auparavant anodines pour lui, étaient programmatiques, cherchant dans ces prémices un noyau central, quelque chose  qui se déploierait ensuite pour former le texte dans son ensemble en adoptant toutes sortes de mouvements, en cercles concentriques ou en sinusoïde, de manière linéaire ou fragmentaire. Il s’était interrogé sur le degré de conscience et d’intention qui habitait leur auteur, au moment de leur apparition. Il s’était mis à ausculter ces premiers mots, à la recherche d’une vérité qu’il ignorait, de quelque chose qui lui permettrait de saisir non pas un sens, mais le sens.

Il conservait un cahier (il avait préféré le cahier au bloc ou aux feuilles volantes) où il notait les commencements de tous les textes littéraires qu’il lisait. Lorsqu’il achetait ou empruntait un livre, il se gardait bien de l’ouvrir à la première page immédiatement. Il fallait faire durer cette sensation très agréable que lui procurait la perspective de découvrir l’incipit. Parce qu’immédiatement après l’avoir lu, venait une sorte de déception. Ou plus exactement un sentiment de manque, c’était cela, une nauséeuse impression de vide.  C’est ainsi que, pour déjouer ce mécanisme, se divertir de cette désagréable frustration, il s’était mis à retranscrire les phrases dans un cahier, soigneusement. Progressivement,  ce travail avait eu un effet inattendu : il s’était senti transporté par une curieuse fierté, qui semblait même vouloir prendre le pas sur la fascination qu’il éprouvait toujours à la lecture des commencements. Comme si, pour les avoir récrites de sa main, ces phrases avaient commencé à cesser de lui échapper constamment et à lui appartenir, ou en tout cas à faisait partie d’un ensemble qui était son fait. Il se prenait à tourner les pages du cahier, à les caresser du bout des doigts, un sourire incrédule venait alors lui étirer les coins de la bouche dans une moue béate.

C’est ainsi que, tout naturellement, il en était venu à cette idée incongrue, qui ne lui aurait jamais traversé l’esprit auparavant. Pourquoi ne pas s’y essayer, lui aussi ? Sa curiosité de lecteur était devenue insatiable, parce qu’il recherchait sans cesse à revivre ce moment, l’attente, le désir en suspens face à un livre dont il allait découvrir la première phrase. Et puis l’étrange satisfaction qu’il y avait à les collectionner. Il avait écumé les colloques, les rencontres et les salons, anxieux de rattraper ce qui lui était apparu comme un retard inexcusable, sans cesse étonné de l’amplitude du domaine à parcourir, du nombre de livres dont il fallait s’approprier, de l’infinité de commencements qu’il y avait à savourer. Et, de fil en aiguille, l’idée de passer à l’acte lui était devenue naturelle.

Le temps, depuis le debout de son séjour, était resté variable ; la maison, lui avait-on dit, est très lumineuse, même lorsque le ciel est maussade, tu t’y trouveras bien. Les premiers jours, il sortait quotidiennement. Les falaises et leurs pentes herbeuses se succédaient, une même ligne et ses cassures, ses brusques inflexions, ces éboulis qui jetaient parfois sur l’horizon leur visage tourmenté. Il avait vu des oiseaux de mer, quelques autres promeneurs, plutôt rares, une femme disgracieuse qui lui avait fait une forte impression. Mais à présent, il restait enfermé, assis sur le même fauteuil la plupart du temps, se rongeant les ongles, le regard hébété dirigé vers le ciel, au-delà des vitres. Il sombrait dans un état léthargique quelques heures ou quelques minutes, puis remuait à nouveau fiévreusement son crayon, traçait sur le papier devant lui des lignes, des  spirales, des lettres se formaient malgré lui, son prénom, Yves, d’autres symboles puérils, des lettres encore, qu’il s’empressait de raturer, avec une angoisse montante.

L’espace autour de lui semblait désormais dénué de tout caractère, totalement neutre, désinvesti, la maison, tout comme les champs en friche, les plages de galets, la mer et le ciel. Le commencement était primordial. Tant pis s’il faut des jours pour trouver l’incipit, il faut le mériter, se  répétait-il ; le bon moment doit arriver, celui où je cueillerai la phrase juste, et alors tout le reste suivra. Il s’était conforté dans cette conviction et maintenant, il semblait que la phrase ne lui viendrait jamais. La tension qu’il éprouvait s’était accrue, envahissant tout son être, et paradoxalement, à mesure qu’elle augmentait, il devenait plus apathique, ne s’extrayant presque plus de son fauteuil bas, mangeant juste un peu moins que le nécessaire, buvant du vin et du café, et lorsque les réserves furent épuisées il se mit à siroter interminablement du thé clair, qu’il refaisait infuser à trois reprises minimum.

Il avait déjà réfléchi à la possibilité que le déclic n’ait jamais lieu. Pas de première phrase, pas de texte, pas de livre. Il rendrait les clés de la maison en y abandonnant à jamais ses ambitions littéraires. Cette perspective ne lui avait pas paru douloureuse, loin de là. Après tout, il n’avait rien à prouver à personne, à peine s’il avait touché un mot de son projet à une ou deux personnes. Et finalement, il le sentait bien, le résultat final lui importait assez peu. Ce qui l’avait réellement mis en branle, c’était l’incipit. Écrire la première phrase. Écrire sa première phrase. Il reconnaissait que c’était là, précisément, où se situait sa soif, où il brûlait. Et dans cette maison où il s’était retiré, seul, pour écrire sa première œuvre, en partant de la phrase liminaire qui l’inaugurerait, il réalisait toute l’ironie de sa situation : s’il renonçait à le faire, il n’y aurait pas de commencement.

Il aurait pu se résoudre à n’écrire que ça : des incipit. Juste la première phrase. Et puis une autre première phrase. Et une autre encore. Des phrases à la pelle, des incipit ciselés pour son seul plaisir, sans fin. Mais sans texte dont ils formeraient le seuil, sans corps où se déployer, ces incipit resteraient des morts nés, dont il porterait à jamais en travers des bras l’insoutenable inconsistance.

L’avant-dernier jour était là. Soudain le départ et la fin de son séjour étaient devenus concrets, puisque le lendemain il faudrait quitter les lieux à une heure précise, avant l’arrivée des locataires. Cette pensée l’avait rattrapé alors qu’il était arrivé à ce qui lui semblait être le dernier stade de la rumination, de son attente exacerbée. Il s’y était raccroché comme à une bouée de sauvetage. Sa léthargie s’était alors muée en une sorte de frénésie latente, qu’il traduisait en se grattant sauvagement, en se raclant bruyamment la gorge, en se frottant compulsivement les joues ombrées de barbe, le front plissé et le ventre creux. Il marquait la cadence en contractant et décontractant différents muscles de son corps, les uns après les autres. La fureur blanche qui l’avait habité ces derniers jours avait cédé la place à l’exaltation de la dernière chance. S’il trouvait la première phrase, il serait sauvé. Le reste suivrait. Il fallait qu’il trouve la première phrase. Rapidement.

Il se leva, but un verre d’eau et se dégourdit les bras et les jambes, pour la première fois en une bonne vingtaine heures. Sortit. L’air frais ne lui fit aucun bien, mais lui rappela au contraire combien il était devenu étranger au monde qui l’entourait. Il marcha droit devant lui. Au-dessus de la prairie qui s’étendait jusqu’à toucher le ciel, là où le bord de la falaise marquait l’horizon, des goélands volaient en cercles concentriques. Il traversa cet espace en un temps qui lui sembla record ; le bas de son pantalon était trempé de rosée lorsqu’il s’arrêta, à l’extrême limite de l’étendue. Il leva le nez. La vue de l’océan, devant lui, lui arracha un hoquet. A ses pieds, peut-être cent, cent dix mètres plus bas, l’eau venait se fracasser en écume bouillonnante sur les rochers. Pourtant, remarqua-t-il, il n’y avait là aucune colère. L’élément exerçait sa puissance avec superbe sur la roche inébranlable, mais sans jamais s’amoindrir, se composant et se décomposant sans fatigue, et usant imperceptiblement la pierre. Les oiseaux piaillaient, leurs cris surnageaient à peine dans le vacarme des vagues. C’était cela qu’il cherchait. Il réalisa que ce n’était que ça, la première phrase : ce vertige irrésistible. Un premier pas à faire, un plongeon, et se laisser aspirer dans le souffle puissant de l’océan. Cela lui parut soudain d’une simplicité extrême. L’incipit. J’y suis. Il leva le pied et, sans sourciller, fit le premier pas.

(Novembre 2011).

Machine pas kampé là

Ce texte a été écrit en réponse à un appel à la solidarité lancé en février 2010 suite au séisme qui a touché Haïti. Il a été publié dans le recueil « Des écrivains du monde pour Haïti ».

Il a dit ça avec un sourire étrange, comme si un souvenir soudain ravivé avait fait sourdre en lui un sentiment fugace, mélange de joie et de tristesse, vite oublié. Mon regard s’est à peine attardé sur son visage, mais il a suffi pour que s’en efface toute trace d’émotion. Hier soir déjà, j’ai perçu l’altération de sa voix au téléphone. Il a esquivé mes questions. Je n’ai pas insisté. Je veux le laisser croire que je suis calme, que rien ne m’alarme, puisqu’il semble tant y tenir.

Nous sommes sortis de la voiture. Il a pris mon bras, avec cette douceur désarmante dont il est capable, et je me suis laissée guider jusqu’au restaurant. Nous avions convenu de ce repas pour fêter un événement quelconque, je ne me souviens déjà plus et il m’importe peu à vrai dire. Il n’a jamais l’air non plus de se préoccuper des questions de calendrier. Nous voguons généralement dans le plus grand flou et les choses finissent toujours par arriver d’elles-mêmes. Cette attitude commune semble aller de soi, mais je n’ai pas la prétention de croire qu’elle ne lui demande aucun effort. Il a l’élégance d’agir de la sorte en ma compagnie toujours avec le plus grand naturel, mais je n’ignore rien de son extrême prévenance à mon égard. Il arrive pourtant parfois que quelque chose échappe à son contrôle.

L’hiver dernier, quelques mots prononcés un peu trop vite m’avaient plongée dans un état d’errance mentale dont il avait fallu des jours pour me dépêtrer. Nous étions dans un parc. La lumière faiblissait, janvier avait laissé des traînées de givre sur les pelouses, nous marchions tranquillement, comme toujours ; soudain il s’était arrêté, s’était tourné vers moi et avait remonté le col de mon manteau, peut-être pour mieux me protéger du froid que je sentais à peine, et il avait eu alors un regard un peu plus appuyé, légèrement troublé, en me disant : tu sais, aujourd’hui, c’est ton anniversaire. J’avais sursauté, ou peut-être un frisson m’avait traversée, je ne sais plus ; il avait immédiatement repris son ton  habituel, attentif et bienveillant, et nous avions continué à marcher, comme si de rien n’était. J’avais feint d’oublier ses paroles, mais une angoisse insidieuse avait déjà commencé à m’envahir.

Nous sommes entrés dans le restaurant, dans le bruissement des conversations et la lueur vacillante des bougies. Il sait que j’aime les atmosphères diffuses, le ruissellement paisible des sons, les couleurs en demi-teintes, la lumière distillée plutôt qu’assénée. Et il fait preuve d’un art consommé pour choisir des endroits où je me sentirai bien. La table réservée est au fond de la salle. Il m’aide à m’installer sur le siège qui fait face aux autres tables, auxquelles il va tourner le dos. Je ne veux pas être distrait de ton visage. Il dit ça, et un voile léger lui embrume le regard.

Nous prenons du vin. J’aime sa couleur. Nous parlons d’une exposition que j’ai vue. L’artiste a travaillé la matière de ses toiles comme s’il s’agissait de glaise ; en réalité il utilise une mixture de sable et de farine ; les couleurs sont saisies, empêtrées dans la pâte. Ses tableaux parlent des lieux de mémoire. Il cille. Je poursuis, impassible. Ces lieux où reposent nos morts, notre histoire. Les greniers par exemple. Les sépultures.

A ces mots, il pâlit. Dans la lumière basse, je distingue précisément son visage et l’expression fugitive qui le traverse à nouveau, à la manière d’une hébétude passagère, une fatigue ou une douleur fugace. Il baisse les yeux. Porte son verre à ses lèvres et avale une gorgée. Je devine au mouvement de sa gorge qu’elle est anormalement serrée. Je détourne le regard, je ne veux pas mettre en danger sa pudeur. Mais je ressens intensément l’effort qu’il fournit pour se contenir. Je sais déjà combien il souhaite me préserver. Je sais bien qu’en toute circonstance, il évite ce qui pourrait me heurter. Et risquer de me faire chanceler.

J’ai perdu la mémoire dans un accident. Je ne me rappelle plus rien de ce qui a précédé. En réalité, j’ai perdu la capacité d’une certaine mémoire. La maison où je suis née, et où j’étais sans doute revenue, a brûlé en l’espace d’une nuit. Pour quelles raisons et pour combien de temps j’y habitais, je l’ignore, comme j’ignore si je l’avais jamais vraiment quittée ; l’unique certitude est que j’y vivais seule. Sauvée de justesse, je suis restée inconsciente plusieurs semaines. Au réveil, il ne restait rien. Aucun souvenir. Aucune image. Je ne retrouvais rien. Que des ruines. La mémoire de ma vie avant l’accident avait été anéantie. J’avais beau chercher, je ne me heurtais qu’à des débris. Des phrases lancinantes dépourvues de sens. Une litanie de paroles insensées, des bouts de prières, des imprécations. Le murmure d’une folle éplorée, lovée quelque part dans les ruines de mon esprit ébranlé jusqu’à ses fondations. Un délabrement intérieur à l’aune du désastre survenu cette nuit-là. Avec l’incendie, c’était toute mon histoire et mes raisons d’être qui étaient parties en fumée. De mon passé, de ce qui m’avait constituée, il ne restait aucune trace tangible. Juste d’infimes fragments, si épars, si calcinés, que l’effort qu’il me fallait pour tenter de les remettre ensemble provoquait une souffrance insoutenable. Après quelques mois de tentatives, de thérapies en rééducations, j’ai renoncé. Délibérément et à tout jamais. Je ne chercherais plus à me souvenir. Je ne fouillerai pas dans d’improbables archives. Je repartirais avec ce qui n’avait pas été englouti – une identité civile, des dispositions, des mécanismes. Et un passé en creux, un trou béant au milieu de mon être, qui me laisserait toujours un peu vacillante, au bord du vertige. Table rase à trente-quatre ans (m’avait-on assuré). Enfant unique, parents décédés, des amis – me diraient-ils – que je ne reconnaissais pas.

Aucun lieu n’a subsisté où je puisse faire mémoire. Mon histoire n’a pas de sépulture. Le passé ne m’appartient plus ; la vie commence dans un lit d’hôpital, les murs blancs de la chambre, une fenêtre ouvrant sur une ville inconnue. Et très vite lui est à mes côtés, il m’accompagne quand je décide de sortir, de recommencer. Sa présence est familière et étrange à la fois, il vient de nulle part et il a toujours été là, semble-t-il. Nous ne vivons pas ensemble, mais nous nous voyons souvent, de plus en plus, presque tous les jours. Il m’escorte avec patience, sans complaisance, sur ce chemin tronqué, où je vais sans plus pouvoir me retourner. Nombreux ont été ceux qui ont cherché à s’emparer de mon histoire, quitte à la marchander, à profiter de la brèche pour occuper la place, les thérapeutes, les journalistes, les voisins, et tous ces bien intentionnés. J’ai résisté. Lui seul s’en est toujours gardé, se contentant d’être là, avec une inlassable persistance. Il ne m’a jamais rien imposé quant à nos liens passés, il a choisi d’accorder son pas à ma marche hésitante, apeurée, à mes itinéraires flottants. Et ce soir, au détour d’une conversation, le voici qui blêmit à m’entendre parler de mémoire et des lieux où pouvoir l’invoquer.

Nos verres sont vides. Je soupire légèrement, il me demande aussitôt si je suis fatiguée, si je veux que nous rentrions. J’ai les lèvres qui tremblent ; je respire profondément et, d’un trait, je lui demande enfin ce qui l’habite, quelle est cette tristesse que je ne lui connais pas, ce sourire étrange qui est venu tout à l’heure, lorsqu’il a prononcé cette phrase en garant la voiture.

Haïti. Me répond-il. Dévastation. Il murmure. Des écoles. Des ministères. Des marchés. Des routes. Des habitations. Anéantis. Les lieux de vie détruits. Et la mort. Il reprend son souffle. La mort assénée. Disséminée. Des morts. Par milliers. Des morts sans sépultures. Des fosses communes. Et les vivants sans toit, nulle part où pleurer les leurs, rien d’autre que les vestiges de la catastrophe. La ville défigurée. La mémoire amputée.

Il parle à voix basse, longtemps, entre nous les verres bientôt vides où joue le reflet tremblant de la flamme, la salle sombre tout autour. Je comprends qu’il a passé cinq ans à Port-au-Prince, dans une autre vie, qu’il y a vécu, travaillé, aimé peut-être, puis qu’il est parti un jour, répondant à un appel qu’il n’a jamais compris, qui s’est imposé, un retour nécessaire, une urgence, comprends-tu, un cas de force majeure, il fallait être présent ici. Il n’ajoute pas auprès de toi, mais je l’entends. Et au plus profond de moi, j’entends soudain l’écho de son pas qui résonne, j’entends son pas lorsque j’avance à tâtons, avec mon passé aux yeux crevés, et qu’il est à mes côtés. Qui suis-je, ai-je soudain envie de crier ? Et qui est-il, celui qui m’accompagne dans ce voyage marqué par la cécité, celui qui m’exhorte à continuer et me répète, jour après jour, sans un mot ni un geste de trop : interdit de stationner, ne pas s’arrêter, le chemin continue ?

Port-au-Prince. Je prononce à mi-voix le nom d’une ville inconnue et je regarde cet homme comme si c’était la première fois. Et soudain je ressens une nécessité : je veux qu’il me dise, je lui demande de raconter la ville, le quartier où il vivait, les habitudes qui étaient les siennes,  les amis qu’il s’y était fait, les moments qu’il passait avec eux, je veux entendre leurs prénoms, je veux qu’il me les décrive, je veux qu’il parle encore de Pétionville, de Carrefour ou de Cité Soleil. Je veux qu’il évoque ses itinéraires, la rue où il marchait, la rue où il n’a jamais vraiment cessé de marcher : je veux la foule, le grouillement, les interjections, le trafic, les passants, les menus incidents, les gestes, les contrastes, les vendeuses, le chaos, les accidents, la pollution, les arbres, le ciel, les visages, la langue.

J’interroge. Et il parle d’une voix lente, il invoque les souvenirs, la mémoire des lieux, l’esprit de la ville, la joie sourde de la terre haïtienne, sa misère et sa fulgurance ; il chantonne à voix basse les accents de l’île, laisse fuser quelques mots de créole, quelques sons de là-bas ; c’est une musique, il égrène ces paroles d’ailleurs, d’autrefois, j’entends la berceuse d’une mère un peu folle pour son enfant disparu, j’entends son pas qui traverse les ruines et ne s’arrête pas ; Ayiti, il se souvient et rend hommage.

La mise à mort

Ce texte est paru en février 2011 dans le numéro 278 de la revue Marginales, intitulé « La démocratie virtuelle ».

 

Le jour baisse. La fenêtre laisse entrer une lumière parcimonieuse, qui baigne la pièce d’une clarté grise, incertaine. Un bureau, un ordinateur, un divan à deux places et une table basse encombrée de journaux occupent les lieux. Peu à peu, la nuit s’y insinue et estompe les formes. Seule la fluorescence bleutée d’un écran troue encore la pénombre. Elle éclaire faiblement le dossier du siège derrière la table et quelques objets, stylo, bloc-notes, câbles, cendrier, éparpillés dessus. De temps en temps, avec régularité, le fond bleu de l’écran en veille laisse paraître, en fondu enchaîné, la photographie d’une femme, les cheveux coupés courts, prise de biais. Elle apparaît de la tête à la taille, le visage à moitié tourné vers le spectateur, à qui elle adresse un sourire qui semble vouloir dire : « Je te tiens… ». Des boucles d’oreilles brillantes se détachent sur les bords de son t-shirt noir moulant.

« Salut poupée. » Garrett est entré dans la pièce sans allumer. Il a déposé ses clés sur la table et jeté sa veste sur le canapé, avec les gestes automatiques, comme fanés, de celui qui retrouve un endroit familier. Puis, il s’est laissé tomber sur le siège, devant l’ordinateur. D’une chiquenaude, il déplace la souris. L’écran se rallume. Il se connecte et met quelques pages en téléchargement. Le temps que la machine fasse son travail, il s’étire, tire un paquet de tabac de sa poche et se roule une cigarette. Cherche un briquet. Se lève et va se servir un whisky, trouve du feu, allume sa clope. Se rassoit. « Vous avez quarante-deux messages. » « Lilli-bee a écrit sur votre mur. Tu rappliques ce soir, mon poulet ? » « Suzanne aime le nouveau look de Dirty Red ! » Des photos, moches pour la plupart, et quelques commentaires sans intérêt. La routine. « Lazer sixty-two » est en ligne. Bien sûr. Toujours au poste, celui-là. Cet imbécile a relancé récemment la polémique avec un tonitruant : « faut-il oui ou non les porter longues ? »

Garrett jure et avale une gorgée. Ce type l’agace prodigieusement. Si ce n’était que sa popularité, passe. Mais il a l’art de choisir son moment pour créer du buzz. La dernière fois, il a failli court-circuiter le lancement de sa nouvelle campagne, Garrett a dû relancer ses troupes et mettre du renfort sur les réseaux parallèles, sinon c’était foutu.

Il vide son whisky et parcourt vite fait le reste de la page. Il s’attarde sur les images d’un groupe d’adolescentes en cyber-vadrouille, dont il s’est fait « l’ami » en traînant sur le profil d’un de ses centaines de contacts. Il repose son verre, écrase son mégot par terre, sous sa lourde semelle cloutée. Pas mal, celle-là. Il clique sur la photo, sûr de trouver son pseudo. « Emma. » Ok, je lui propose une connexion, rien à perdre. La demande partie, il minimise la fenêtre. La page reste accessible, dans un coin de l’écran. S’il y a du nouveau, il verra immédiatement s’afficher une alerte.

Dehors, le trafic bat son plein. Le double-vitrage laisse passer l’éclat assourdi de klaxons et de moteurs, la rumeur en demi-tons de la ville. A l’intérieur de la pièce, toujours plongée dans le noir, règne une odeur de renfermé, où la fumée du tabac trace son sillage aléatoire. L’écran jette un halo blanc sur le visage de Garrett, où ressortent son nez busqué, ses lèvres charnues et les rides qui lui barrent le front. Les contours de sa puissante stature se perdent dans l’ombre. Il ouvre son compte Thriller et lit en diagonale. Ses doigts pianotent distraitement sur le clavier, en se contentant d’effleurer les touches. Il tape quatre lettres, s’arrête, revient sur ses pas, en écrit trois autres, puis les efface. Il recommence, avance un mot entier, puis un second, entame le troisième. Suspend le mouvement. Efface à nouveau. Aucune phrase ne vient se former dans le rectangle blanc. Il est en manque d’idées. Machinalement, il se roule une autre cigarette, l’allume et tire la première taffe, le dos calé sur le dossier. Les échanges qu’il a eus la veille avec Lucy lui reviennent. Elle a peut-être raison. Il est probablement temps de penser à retirer son épingle du jeu. « Ca sent le roussi, Capitaine, il faut lever l’ancre. » En fait, les termes qu’elle avait employés étaient différents, même si ça voulait finalement dire la même chose : « Tu as assez d’amis et de fric comme ça, Garrett, arrête-toi tant qu’il est encore temps. » Elle semblait nerveuse. Les phrases qu’elle envoyait apparaissaient à toute vitesse sur l’écran, comme des insectes lancés dans une course désespérée. Il avait répondu avec ces mots estropiés, les abréviations habituelles qu’ils utilisaient ensemble. Il lui avait envoyé deux ou trois cochonneries, ponctuées de symboles et de signes d’exclamation, pour donner un tour plus détendu à la « conversation », mais le clavardage s’était resserré quand elle avait abordé la question des avatars ; « il est temps de se refaire, c’est devenu trop risqué, y en a qui doivent se douter de quelque chose, tu sais ». Elle insistait sur le fait que les recoupements n’étaient pas si difficiles à réaliser, que les fans de « Capitaine Zed » finiraient par se rendre compte qu’il était aussi « Mister C. », « Pingouin X », « Thomas Sick », et tous les autres, et que ça finirait par tomber sous les yeux ou dans les oreilles d’un des ses « employeurs ». « Y a un type aux U.S. qui avait une centaine de pseudos, il s’est fait un fric fou avec le même genre de bidouilles que toi. Quand ses contacts ont découvert le truc, ils l’ont lynché. » Ce dernier mot, elle l’avait mis en gras.

Garrett souffle. Une volute de fumée embrume un moment son visage faiblement éclairé. Il se lève et va se resservir un verre. Il sait bien qu’il joue un jeu dangereux. Les votes ont continué à tomber, sur son profil. Il ne risque pas de perdre la main de sitôt. Et en sous-main, les offres des publicistes n’ont pas cessé de pleuvoir. Jusqu’ici, il a réussi à garder un maximum d’« amis » en éveil, c’est à dire en navigateurs assidus. Les visites des pages qu’il alimente se sont stabilisées, mais il reste bien au-dessus de la moyenne. Et il sait qu’il a encore beaucoup de niches à activer. Il a fallu évincer quelques routards en cours de route qui lui reprochaient, à juste titre, son manque de clarté. Il faut brouiller les cartes, c’est comme ça qu’on gagne, Garrett en est convaincu. Quand on brigue les meilleures places, on ne peut pas perdre trop de temps dans les détails. Allez expliquer ça aux gens qui font de la gonflette aux idées respectables, qui se shootent aux principes et aux bonnes intentions. Garrett s’en contrefout, de toute façon. Le propre du net (le propre du net – qui dit mieux ?) est de pouvoir y naviguer à couvert, en louvoyant pour éviter les imbéciles. Avant, dans la vraie vie, il avait l’habitude de les écarter d’un vigoureux revers, les gens de cette espèce. Son allure de bûcheron avait de toute façon souvent vite fait de décourager les importuns.

Lorsqu’il revient s’asseoir devant son bureau, la jeune femme a refait son apparition évanescente sur le fond bleu. Ses boucles d’oreilles scintillantes lui arrivent un peu en-dessous des épaules. L’image disparaît à nouveau. Saisi d’une brusque impulsion, Garrett dirige le curseur, sur l’écran réactivé, vers l’icône de sa messagerie personnelle. Double-clic. Il compose son login et le mot de passe, ouvre un nouveau message et tape une adresse dans l’espace ad hoc. La photo du destinataire apparaît : la femme aux cheveux courts, d’où dépassent deux lobes roses et de longues boucles d’oreilles, un sourire d’allumeuse fiché au milieu du visage. Il rédige le message : « D’accord, Cynthia. Je te révèle mon nom et mes coordonnées, et tu me donnes accès à ton dossier spécial. » Après, il agrandit sur toute la largeur de l’écran une photo de ladite Cynthia où un de ses seins nu est visible, le mamelon durci au milieu de l’aréole foncée. Il ouvre sa braguette et fourrage dans son pantalon ; bientôt, en échange de sa véritable identité, il aura accès à toutes les photos de la fille. Je m’en fous. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, après tout, de lui donner son nom ? Celui-là ou un autre, un de ceux qu’il porte sur le net, quelle différence ? Ses « amis » navigateurs et lecteurs (« é-lecteurs », dirait Paul Vanzee, son contact au ministère, avec sa petite toux apprêtée pour masquer son rire gras et son air de fausse modestie), ces centaines de fantômes, dont Garrett ne connaît que les visages numériques, se fichent pas mal, finalement, de savoir s’il s’appelle Zed, Thomas ou René. Ce qui leur importe, c’est de l’animation – des news, des images, du bruit – bref : du divertissement ; ils veulent des stimulations sensorielles, de quoi exciter un peu leurs nerfs, secouer leurs neurones, réveiller leurs fibrilles jusqu’au plus intime.

Il referme sa braguette, inutile d’espérer, il faudra attendre d’avoir le reste des photos. Et, qui sait ? Peut-être même une « vraie » rencontre, plus tard ? Il ne pourrait plus dire à combien de temps remonte sa dernière éjaculation résultant d’un contact « en chair (et en os) ». Même avec Lucy, ils ont pris l’habitude de faire ça par l’intermédiaire de l’écran. Avec la web cam, c’est facile d’être en phase. Au début, il trouvait ça confortable : net, propre. On ne se touche  pas. Mais depuis quelques temps, il s’est un peu fatigué, il a dû mal à bander correctement. Putain, je vieillis ou quoi ? Il s’est mis à douter. Très légèrement, mais quand même. Ca a fait son chemin. Et puis l’autre jour, tout à coup, cette fille. « Cynthia. » Il n’avait plus ressenti ça depuis longtemps. C’est elle qui a pris contact avec lui. Une approche plutôt banale, via son profil principal, celui qu’il utilise pour remplir ses contrats avec le parti. Il venait d’en signer un nouveau et s’attelait à la tâche, et puis paf – cette nana. Ca a du bon, ce boulot.

Cette fois, il s’est engagé à faire passer un minimum de vingt-cinq messages par semaine, connotés avec subtilité, et à créer régulièrement du buzz, de manière détournée, autour des personnalités les plus en vue de la formation. Même s’il sait que cette activité, plutôt bien rémunérée, n’est pas encore admise publiquement, Garrett la considère réellement comme un métier à part entière. Il complète grassement la mise en travaillant parallèlement pour des publicistes – en fait, ses commanditaires sont très souvent de la même faction, les frontières entre la propagande politique et la recherche de profit n’étant pas vraiment étanches. Il est chargé de distiller des labels et d’attirer discrètement, mais massivement, l’attention sur de nouveaux produits. En restant à couvert, bien entendu. Et bien sûr, aussi, avec les stratégies qu’il utilise, les navigateurs sont invités à s’exprimer, à participer à des forums ouverts, à faire des propositions. Toute l’apparence d’une discussion égalitaire et constructive est maintenue. Ce que ses « amis » ignorent, c’est qu’ils sont la cible d’un matraquage politique et commercial bien dosé et tout à fait subliminal, et qu’ils sont en somme habilement manipulés par ceux qui tiennent les cordes, cachés derrière le profil inoffensif de leur marionnette. Garrett s’en régale. Il a finement tiré parti des failles du système ; il joue sur un maximum de tableaux à la fois et multiplie ses entrées, en n’hésitant pas à manger à tous les râteliers – « le manipulateur manipulé », avait un jour résumé Lucy, qui est de la combine et lui sert parfois de visage, pour certaines prises de contact.

L’heure tourne. Dans le salon sombre, la lueur rouge d’un néon clignotant se reflète par intermittence sur la paroi opposée à la fenêtre. Il fait chaud. Garrett a retiré sa chemise où des taches de sueur se sont agrandies. Le singlet blanc qu’il porte forme une tache plus claire dans l’ombre. Avec le point rouge des cigarettes qu’il fume, les unes après les autres, et le halo lumineux de l’écran reflété sur son corps, ce sont les seuls mouvements décelables dans la pièce. Le ronronnement de la machine et le cliquetis du clavier composent la trame sonore.

Au moment où il pousse sur send, après avoir relu son message à « Cynthia », l’attention de Garrett est attirée hors de l’écran, par une altération soudaine de la luminosité dans la pièce. Il ne comprend pas tout de suite à quoi est dû le changement. Puis, soudain, il réalise : sur la paroi opposée à la fenêtre, d’autres marques lumineuses sont apparues, sous le reflet du néon. Ce sont des lettres. Il se lève, fait quelques pas qui lui laissent le temps de découvrir qu’une phrase est lisible. « On te tient, capitaine. » Il trébuche dans le tapis et renverse son verre. « Merde ! » Il tire en partie les rideaux et, en se dissimulant, scrute l’immeuble d’en face. Aucune lumière. Ils doivent forcément projeter ça depuis un des bureaux. Mais qui ? L’immeuble sert de siège à plusieurs groupes, dans les assurances et l’agro-alimentaire. Pas de contacts dans ces domaines-là, ou alors très indirectement. Garrett passe en revue les rares personnes qu’il continue à voir dans son entourage, susceptibles de monter un tel traquenard. Je ne vois pas. Entretemps, sur le mur, une nouvelle phrase est apparue : « Inutile de chercher. Nous sommes des “amis”. » Garrett revient derrière son bureau. Sur l’écran de son ordinateur, une alerte clignote, il clique dessus. Le message qu’il découvre lui signale qu’il a été tagué. Entretemps, l’atmosphère lumineuse, autour de lui, s’est encore modifiée. Sur la paroi, est apparue une photo de lui, clairement reconnaissable, l’air un peu éméché, dans un des bars qu’il fréquente la nuit. S’ils croient me faire peur… Garrett enfile sa veste, glisse son tabac et ses clés dans sa poche et quitte la pièce. La porte de l’appartement claque.

Le lendemain, à l’aube, un rai de soleil se faufile pendant quelques instants entre les rideaux entrouverts, le temps de laisser apparaître d’innombrables particules en mouvement. Aucune dynamique précise n’est identifiable, les éléments se meuvent dans un espace indéfini, se croisent, disparaissent avec la même stupéfiante contingence. Garrett dort bouche ouverte sur le divan, sa veste comme couverture, sa joue mal rasée écrasée sur l’accoudoir. Il s’est écroulé là à son retour, juste avant que le passage fugace du soleil sur le carré de ciel visible, entre les deux immeubles d’en face, laisse passer quelques rayons orange dans la pièce. Avant de tomber de tout son long dans le fauteuil, il a pris le temps d’envoyer quelques phrases sur Thriller et il a téléchargé ses nouveaux messages. Un d’eux lui a semblé bizarre, il l’a relu deux fois, sans toutefois en saisir pleinement le sens, avant de mettre ça sur le compte de la fatigue et de l’alcool : « Inutile de se cacher lorsqu’on est cerné de toutes part. C’est toujours la majorité qui l’emporte. » A ce moment-là, il n’a pas fait le lien avec l’incident de la nuit.

A son réveil, quelques heures plus tard, il y est ramené de force. Il a beau secouer son crâne douloureux, cligner ses paupières gonflées, rien n’y fait. Se détachant encore faiblement sur la paroi au-dessus de sa tête, devant ses yeux embrumés, des lettres se succèdent et les phrases défilent. La première qu’il parvient à déchiffrer le lui rappelle : il est vu de tous, se cacher ne sert à rien. Signé : « des “amis” qui te veulent du bien ». Garrett sent un film moite lui couvrir les paumes et les aisselles. Il s’allume une cigarette et tire nerveusement dessus.

Sur son écran réactivé, une autre alerte s’est allumée. Il découvre qu’il a soixante-huit, non quatre-vingt-cinq,  cent treize, trois cent quarante-deux nouveaux messages – le nombre ne cesse d’augmenter de manière exponentielle, le débit de la connexion ne suit pas, la ligne est au bord de la saturation. A sept cent cinquante-quatre messages sur son « mur », pris d’une soudaine sensation de suffocation, Garrett lève le nez, prend une inspiration, immédiatement coupée net : sur la paroi, devant lui, une phrase se détache, plus claire encore que les autres, chaque mot découpé, plus net que les milliers d’autres mots qui ont défilés sans qu’il n’y attache d’importance, plus réel tout à coup que les innombrables autres qu’il a lus, ingurgités et recrachés, plus inconcevable et pourtant plus indéniable, le message de toutes lettres sur le mur blanc déclame « Garrett, la sentence est tombée, à une majorité absolue : c’est la mise à mort. » Et ces derniers termes apparaissent en gras.

Sur le bureau, l’écran est devenu totalement blanc. De fines particules flottent en désordre dans le halo lumineux qu’il projette.