de passage

si je suivais ton vol
son tracé pointillé
dans la gaze de novembre
(un ciel levantin)

si je suivais ton vol
en suspendant mon souffle
à tes ailes qui le brassent
et en battant réveillent
le sang presque tiède et les rires éteints

et si je le surprends
la nuque renversée et les paupières tournées
y enlace la langue
brouille les lignes et rature
les mots en souffrance et les adieux fêlés

si je suspends mon vol
pour que tu le prolonges

oiseau

pour que tu le prolonges

par delà les murs hérissés d’hyperboles
par delà les crissements des craintifs affolés
et les semelles de plomb et les aveuglements
en te moquant du monde et de ma voix cassée

oiseau

serais-je enfin là
où le rouge se rallume
où peut luire dans nos mains
rien
– que la joie de ne faire que passer

Jérusalem 2018

Panta rhei

Les opposés s’accordent; de ce qui diffère vient la plus belle harmonie. 
L’harmonie invisible surpasse celle qui saute aux yeux.
Héraclite

Installation de Ragnar Chacín et Soline de Laveleye –  présentée au Musrara Mix Festival – 29, 30, 31 mai 2018 – Jérusalem

(english below)

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« On a besoin d’entendre les histoires des autres. Une histoire n’existe jamais seule, mais comme motif d’un tissage beaucoup plus vaste. Pour qu’une histoire puisse se ranimer, trouver un nouvel élan et se déployer à travers des chemins insoupçonnés, il lui faut entrer en résonance avec d’autres. Nous avons besoin d’écouter les autres nous raconter leurs souvenirs, pour que les nôtres respirent. Entendre ces souvenirs se matérialiser dans un souffle, une voix, une langue, pour que les nôtres renouent avec leur voix, leur langue. Se baigner dans les souvenirs des autres, pour que le passé ruisselle, que le présent vive, que demain soit ouvert. »

En arrivant à Jérusalem, lieu de mémoire par excellence, de récits contrastés et de tensions extrêmes, Ragnar Chacin et Soline de Laveleye ont ressenti le besoin de faire peau neuve, de se débarrasser les rétines et la peau d’images poussiéreuses, éculées, raidies, compassées, hérissées de certitudes. D’aller se plonger dans le courant d’une mémoire plurielle, aux reflets changeants.

L’installation Panta rhei propose au visiteur un bain ritualisé, de ceux dont on veut sortir rafraîchi, avec des forces nouvelles et une attention ravivée, rincé de tout ce qui nous obstruait. Le visiteur est invité à se plonger dans un ruissellement de voix, transmises ou transposées, à s’immerger dans un flux de souvenirs qui, brassés, multiplient les échos, amplifient la résonance. À son tour, s’il le souhaite, il pourra laisser sa voix rejoindre ce courant, y laisser filer un souvenir, une brindille, un morceau d’histoire.

***

Opposites go together; out of what differs comes the fairest harmony. The invisible harmony surpasses the visible one. 
Heraclitus 

Installation – Ragnar Chacín & Soline de Laveleye – Musrara Mix Festival – 29, 30, 31 May 2018 – Jerusalem

reza-shayestehpour-14238-unsplash.jpg« We need others’ stories. A story never exists alone, but as pattern of a much larger weaving. For a story to be revived, to unfold, to find new momentum and unsuspected ways, it must resonate with other stories. We need to listen to others telling us their memories. So that ours can breathe. To hear these memories materialise in breathes, voices, languages. So that ours stories can regain their voice and their language. We need to bath in others’ memories, for the past to flow, for the present to live, for tomorrow to be open. »

On arriving in Jerusalem, such a place of memory, contrasted stories and extreme tensions, Soline de Laveleye and Ragnar Chacin felt the need to go through a face-lift to free their retinas and their skin of dusty, tired, stiffened images spiked with certainties. They needed to dive deep into the flow of a plural and shimmering memory.
The installation Panta rhei proposes to the visitor to take part in a ritualised bath, from which one leaves rinsed, energised and with a restored awareness, liberated from obstructions. The participants are invited to plunge themselves in a streaming of voices, a flow of brewed stories that create echoe effects and might trigger their own memory.

Jérusalem (la porte d’à côté)

C97A3965Bon. Voilà un an et des semaines (des mois même) que je vis à Jérusalem. D’emblée, à ceux qui s’exclamaient, plus ravis que moi, mais quelle aubaine, tu vas certainement être très inspirée, tu vas pouvoir écrire des tas de choses intéressantes, j’ai toujours répondu (quand je prenais la peine de le faire) par une moue dubitative ou un geste vague, qui voulait dire: je ne sais pas.

Quoi? Eh bien d’abord, il faudrait revenir sur ce que le fait d’être inspiré signifie. Étymologiquement, il est intéressant d’apprécier la dimension transitive du terme: on inspire une grande goulée d’air, par exemple. Réflexe vital, on inspire à chaque instant. Que vient alors faire cette forme passive – être inspiré – ici?  S’agirait-il d’un « inspir » dont on n’est pas l’agent? Dont l’initiative, dès lors, ne nous appartient pas? D’une action qui surgit d’ailleurs, par l’intermédiaire d’une force qui n’est pas de notre ressort?

(Ce n’est pas aussi biscornu que ça en a l’air. Prenez les figures mythologiques des muses, par exemple, leurs lèvres susurrant la trame d’une strophe à l’oreille du poète ou du musicien. Ou l’idée toujours vivante malgré le bidet de Duchamps que l’art entretient un lien avec une quelconque entité surnaturelle, une sorte de chenal (cheval me plairait davantage) pour le spirituel. Ou encore les circonvolutions mystiques qu’aiment encore à pratiquer certains lorsqu’ils évoquent leur création. Après tout, on parle de Jérusalem. The Jérusalem.)

Quoi qu’il en soit. Être inspiré impliquerait alors qu’il y ait un vide – réceptacle – qui subsiste quelque part, qui puisse encore être, même brièvement, rempli.

Une terrible interrogation surgit. Suis-je vraiment suffisamment poreuse, légère, fluide, en un mot: inspirable? Sera-t-il possible que Jérusalem m’inspire un jour? M’aspire, m’avale, m’imbibe et me recrache, imprégnée de ses sucs, pour qu’enfin je m’attèle à les traduire, pour qu’enfin je leur prête voix, ma voix mal dégrossie, ma voix toujours grossière? Il faudrait d’abord se défaire de tant de scories: images archiconstruites, ressassées, galvaudées, résistances innombrables qu’elles engendrent, charges innombrables que le lieu accumule – ne fut-ce que politiquement, symboliquement ou historiquement -, extrême inhibition enfin devant un lieu sur lequel tout, semble-t-il, a déjà été dit, répété, chanté, martelé, suggéré, argumenté, écrit et réécrit.

Jérusalem… On pourrait écrire des romans-fleuves. Des manifestes rageurs. Des poèmes désespérés. Des tartines amères. Je vous les épargnerai. Je ne parlerai que des détours que je prends. Des rencontres qu’ils suscitent. Des points de vue qu’ils m’offrent. Je prendrai la porte d’à côté. La petite porte. Qui finit toujours pas se dérober.

→ Les premières images

 

Rivages – visages

Je m’en vais. Je quitte à jamais cette terre où je suis née. Il faut bien vivre et vivre sera quitter, vivre ne sera qu’aller, vers ce dernier rivage.

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Photographie d’une photographie d’Hélène Akouavi

Dans ma valise, sagement recroquevillée entre mes jambes, vous ne trouverez rien. Ou presque. Des objets anodins. Personne ne pourra plus raconter leur histoire. Un foulard fleuri, un recueil de poèmes de Mahmoud Darwich, le livre des morts tibétain, un peigne en corne qui tient dans la paume, une montre sans bracelet et une paire de boucles d’oreille en toc (une perle de résine colorée montée sur un fil de métal couleur bronze). Avec ça, un vieux pull en laine à col roulé, deux paires de chaussettes, un pantalon, cinq culottes et deux tee-shirts. Et une grande enveloppe brune.

Chacun de ces objets me relie à une personne longtemps chérie. Ces personnes ont aujourd’hui disparu, englouties par leur propre existence, par le temps ou l’espace. Mais je sais que d’une certaine façon, elles ne me quitteront jamais complètement. Chacune, à sa manière, a fait de moi celle que je suis. Et ces objets, bientôt définitivement muets, ne sont que d’inoffensifs fétiches, la seule chose qui me rappelle au monde pour le temps qu’il reste.

Par contre, l’enveloppe, vous l’ouvrirez. Je le sais. Je l’ai emportée à dessein. Je vous la confie.

J’ai choisi douze photos. J’aurais pu en prendre dix, quinze, cinq ou vingt. Il fallait trancher. J’en pris douze. Les douze mois de l’année, peut-être. Ou les douze apôtres. Les douze pétales du lotus qu’on situe au niveau du cœur.

Pendant trois longues années, j’ai pris des centaines de photos. A chaque fois, ce sont des visages que j’ai photographiés. Je n’ai eu de cesse de prendre en photo ces gens qui arrivaient, seuls ou accompagnés, démunis ou équipés, naïfs ou bien informés face aux aléas possibles, aux droits et aux obligations qui leur incombaient. Mais toujours vulnérables. Ils étaient tous différents, chacune portait en creux son histoire, ses illusions et ses déconvenues. On dira qu’il y a des innocents et des crapules. Peut-être. Mais toutes ces personnes, elles arrivaient. Elles en étaient là. Elles abordaient un rivage. Et cherchaient à lui donner un visage.

Je suis allée dans une vingtaine de pays, dans des dizaines de bureaux, de centres d’accueil, de camps et de refuges. Officiels ou clandestins. Sombres ou chaleureux. Fermés et ouverts. J’ai fait face à des tonnes de questions. De regards détournés. De sourires. D’indifférence. De misère, d’humanité. D’humains.

C’est venu petit à petit. Je ne pourrais pas vraiment dire quand ça a commencé, exactement. Mais progressivement, dans cette quête insensée de visages, de réponses, j’ai perdu mes contours. Je me suis diluée dans cette mer humaine, où chacun, je le répète, ne faisait que répéter le geste du premier homme sur la lune. Alunir, atterrir, arriver – quelque que soit la rive, le pas que l’on fait a beau être petit, ce premier pas que l’on fait, il nous pose quelque part, nous y repose, avec douceur ou violence, dans un ailleurs qui est devenu le seul présent.

Atteindre la rive. Autrefois on racontait que l’hospitalité était une valeur sacrée. Il en allait de la vie et de la mort. Qu’à l’aune de l’accueil qu’on réservait à l’étranger ici se mesurerait l’accueil qui nous serait fait là-bas, dans un autre présent.

Au début, je photographiais comme une professionnelle. Je devais rapporter des images, illustrer des papiers, é-mouvoir, faire sortir les frileux, mettre en mouvement, réfléchir quelque chose du réel. Ensuite, lentement mais sûrement, j’ai cessé de chasser des images. Et j’ai voulu trouver l’humain. J’ai cherché les visages. J’ai mendié les visages. J’ai été prise d’une boulimie de visages. Je les regardais, muette, interdite, incapable de mots, je les photographiais, puis je les vomissais. Je les vomissais, je les pleurais, je les enterrais. Je me débattais dans un deuil insurmontable. Parce que chaque visage portait une vie entière, une vie insaisissable, une vie que rien ne me permettrait de dire.

Car rien ne nous permet de faire surgir l’indicible : le vécu toujours unique d’une existence arrachée à son berceau, à ses échardes, à ses secrets, à sa violence ou à son âpreté, une existence qu’il faut aller ancrer ailleurs, à tout prix, à tout prix il faut l’ancrer, car le pain, le lit, l’école, le chemin, la faute, tout peut être plus doux, on l’espère bien, on s’accroche à cet esquif, une vie meilleure, une vie à la mesure de, de quoi, d’un rêve, d’un ailleurs, cet ailleurs qui a la forme d’un rêve, car on a qu’une vie, qu’une seule vie dans cette peau, pourquoi attendre ?

Que restait-il de moi, dans cette marée ? Où étais-je ? Parce que je ne n’ouvrais pas ma porte à chacune de ces personnes, parce que je restais en marge du drame, parce qu’en fait de drame, il fallait une distance, pouvoir le penser, le dénouer, l’inscrire dans une histoire en marche, plus large et plus complexe, parce que je ne pouvais pas, parce que je ne faisais que construire des images et je manquais quelque chose, l’essentiel, le cœur de l’humain, là où pourrait avoir lieu la rencontre, l’accueil authentique, osé dans sa vertigineuse nudité – mon travail de photographie me menait toujours plus avant dans la dissolution, cette conscience d’un espace jamais atteint, en toute rencontre jamais atteint, d’une rencontre jamais advenue, d’un creux que je ne pouvais combler, et l’altérité, petit à petit, me défaisait.

Alors j’ai ouvert grand les bras, j’ai tout lâché, ou presque. J’ai resserré quelques objets dans une petite valise et j’ai pris le premier train, puis le suivant, et je prendrai toutes les routes qui s’ouvriront devant moi, sans espoir de retour, sans espoir de retour ni d’arrivée, en vagabond, en migrante, en quémandant l’ultime, mes pas livrés aux méandres du monde et aux courbes des corps, à la rencontre de – à défaut d’une réponse, d’un contours, d’un ancrage, d’un cœur à cœur possible – à la rencontre de la fin.

Les photos, vous pourrez vous les faire passer. Ce ne sont que des images, qui occultent des vies mouvantes et indicibles – celle d’une femme jeune et veuve qui baisse les yeux, vers ses enfants d’abord et vers la terre ensuite, ne les relèvera plus ; celle d’un enfant qui gardera toujours cet air ébahi, incapable qu’il est de croire à la disparition soudaine de ses parents, cette soudaineté ne se calmera pas, l’enfant restera perdu ; celle de cette famille qui a tenu ensemble, mais qui se délite dans l’épuisement, l’épuisement du voyage et plus encore, l’épuisement de se dire, de se savoir ailleurs, nulle part, quelle part, l’épuisement de ne plus rien savoir ; celle de ces frères qui ont perdu le leur, que travaillera toujours l’obscure culpabilité du frère perdu, du troisième qui n’est pas arrivé ; celle de ce couple que le chemin a réuni, qui ne pourra plus trouver d’autre source que celle-là, la route qui les malmenés et pourtant réunis ; celle de ce jeune médecin qui entassera longtemps des boîtes de conserve, dont les doigts saisiront des canettes et des boîtes, pendant qu’il cherchera à compter les vies qu’il n’a pas pu sauver ; celle de cette femme grosse d’un enfant à venir, les autres qui lui échappent déjà, se sont roulés dans la boue, en ont plein la bouche et les oreilles, mais le bébé non, pas encore, celui-là, au moins ; celle de cet homme à peine sorti de l’enfance, qui crâne, se trouble, voudrait toucher pour s’assurer de leur chair chaude ces femmes dévêtues, enrage, enragera longtemps ; celle de cet homme entre deux âges, qui chaque soir caressera dans sa poche le morceau de papier où lui sourient ses enfants, qu’il veut croire vivants quelque part, qu’il cherchera longtemps, qu’il n’enterrera jamais ; celle de ces filles qui sont prêtes à vendre leur corps et bien plus pour sortir de l’enfer : l’étroitesse de l’espace et des gestes et des rêves, ces filles érigées vers le monde, vers leur petit coin de monde qu’elles pourront habiter, où enfin s’oublier, se vautrer, s’accroupir ; celle de ce jeune homme qui souhaite étudier, sortir, faire la fête, l’accolade, le mur, faire quelque chose de sa vie et refaire le monde ; celle de l’homme sans futur sans passé sans liens, une brute, errant, égaré, saoulé de violence, de puissance factice et d’illusions noires ; il y a celle aussi d’une enfant qui dort, a trouvé le seul refuge qui reste, le sommeil, dont on en vient à souhaiter qu’il dure longtemps, pour toujours peut-être; le sommeil, le voyage du sommeil loin des rivages acérés.