Une aventure ambiguë 5

Vers l’épisode 4Vers l’épisode 1

Je n’ai qu’une requête. Médisez, conspuez, condamnez-moi. Mais laissez Rena tranquille. Même si cet homme a été son amant. Et même si elle connaît les recettes qui ouvrent la porte aux morts.  

C’est une femme qui a vécu sagement, ce n’est pas si courant. Du moins, c’est ce que moi je pense. Je n’oublierai pas ce jour où je lui avais demandé ce qui nous valait ce sourire resplendissant, qu’elle avait arboré au moment où je la saluais. Elle m’avait répondu : « J’ai un homme. » Cette réponse si simple m’avait suffisamment surpris pour que je laisse paraître quelque chose de mon étonnement. 

Rena s’était expliquée de bonne grâce. « J’ai un homme dont le sexe me va bien. » Et elle avait porté sa paume sur son ventre avec douceur, puis avait remonté lentement vers la poitrine, la gorge, jusqu’à ses lèvres, qu’elle avait entrouvertes comme si quelque chose devait en sortir. Elle avait ensuite repris son seau et était repartie, me laissant immobile, silencieux, envahi d’une joie étrange.

Je vous l’ai dit, le jour où le mort a été découvert, je lisais, assis près de la fenêtre, dans ma bibliothèque. Le ciel se couvrait, une nappe de nuages anthracite s’avançait à l’horizon ; sur les cimes enneigées, au loin, il y avait déjà de l’orage. Le troupeau mené par un de mes bouviers dans la prairie voisine soulevait une poussière dense, que seules les cornes en lyre des bêtes trouaient, dans un désordre où je laisse volontiers voguer mon regard. J’ai aperçu Moreso au loin. Il cherchait peut-être à rejoindre la tête de troupeau. Il était revenu à la ferme plus tôt que prévu. Son voyage n’avait pas dû porter les fruits attendus. Il m’avait demandé ce congé spécial parce qu’il souhaitait prendre une deuxième épouse. Il m’avait même décrit l’élue : une jeune fille initiée, qui avait aussi fréquenté l’école. 

Et moi, j’ai repensé à Mary. Elle aussi, elle avait passé quelques années à l’école des sœurs, où elle avait reçu son prénom chrétien. Elle venait d’une autre province. Elle était arrivée chez nous recommandée par le gérant d’une propriété voisine. À l’époque, je souhaitais que quelqu’un puisse me seconder dans la comptabilité. Ma femme avait déjà décroché et je passais encore le plus clair de mon temps à travailler à l’extérieur. 

 Il n’a pas dû être très difficile pour Mary de deviner qu’elle m’attirait. Je ne lui ai fait aucune avance. Une nuit, alors que je veillais seul dans la bibliothèque, la porte s’est ouverte. Le générateur était éteint et avec l’unique lueur de la lampe à pétrole, je ne distinguais qu’une vague silhouette. Alors que dans un réflexe j’attrapais le couteau que je garde toujours à portée de main, le bruit de ses pas m’a arrêté. Je le connaissais bien. Mary avait une façon bien à elle se mouvoir. Elle avait souffert de la polio, enfant, et en avait gardé un léger boitement. Elle est apparue dans le halo de la lampe. Ses épaules ambrées luisaient doucement au-dessus du pagne où elle s’était enroulée.

Une aventure ambiguë 2

vers l’épisode 1

2. La peau a été scarifiée. Jusqu’à celle qui recouvrait son crâne rasé. Il a été dit que c’était une tentative de dissimulation. Une tromperie. Que je devais avoir un complice de sa race. 

Je suis désolé, mais il faut bien que j’utilise ce mot. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui l’ai dit en premier. Vous savez, quand on habite ici, on sait bien de quoi on parle. Je vous assure que quand vous vivez seul au milieu d’eux, dans ces plaines reculées, vous réalisez à quel point il y a quelque chose d’infranchissable entre nous. Qui ne tient pas tant à la couleur de la peau qu’à celles de nos songes. 

Certains détails des dessins incisés ont été pris en photo. Ils ne manquent pas de beauté. J’ai déjà vu ce genre de signes quelque part. Je devrais me souvenir, mais ma mémoire me joue des tours, depuis quelques temps. Que voulez-vous… Je suis un vieil homme. (C’est-à-dire surtout un vieux corps. Je crains qu’on ne puisse malheureusement pas en dire autant pour l’âme.) Lamack dit que la terre appelle son dû. Qu’on n’arrête pas de lui prendre pendant toute notre existence, qu’il est bien juste de lui rendre enfin quelque chose. Je ne me fais aucune illusion – la terre ne fleurira pas, lorsque je lui rendrai son dû.

Ma femme avait réussi à faire pousser des roses et des pivoines. Une saison, les fleurs se sont dressées au pied de la terrasse. Et puis il y a eu la grande sécheresse. Les plantes n’ont plus jamais portés de fleurs. Ma femme aussi s’est desséchée. Elle a toujours cru qu’elle pourrait faire sien ce lieu. Mais on ne fait pas sien l’étranger. On ne peut que s’en donner l’illusion en récréant ce qui a été sien, ailleurs. Au fond, on ne fait jamais que poursuivre ses restes d’enfance. Le seul moment de l’existence où on puisse réellement s’approprier les choses. Pleinement.

Rena, je l’ai vue arriver chez nous enfant. C’était la fille du jardinier. Ma femme y tenait, à ce jardinier. « Je lui apprendrais. » Les pivoines. L’homme avait les mains qui tremblaient lorsqu’il devait tailler les rosiers. Tout stériles qu’ils étaient devenus, ma femme lui demandait de les tailler régulièrement. Lorsqu’elle est partie, l’homme est venu me voir. Il m’a demandé s’il devait continuer à le faire. Il n’y a plus jamais touché. Par contre, les fruits et les légumes se sont multipliés dans notre carré de jardin. Et l’enfant y passait des heures, accroupie au milieu des plantes, jouant avec un bâtonnet à gratter la terre, à retourner les insectes. 

Un jour, je l’ai surprise en train de pisser. Elle était accroupie comme toujours, me tournant le dos, mais lorsque je me suis trouvé à quelques pas derrière elle, j’ai vu le jet qui sortait dru entre ses jambes et ses deux fesses découvertes, où la peau s’irisait de gouttelettes. Je n’ai jamais autant savouré la salade qu’après ce moment.

Quand elle est devenue pubère, son père a voulu la marier, mais quelque chose est arrivé. Une sombre histoire qui la rendait impropre au mariage. Elle est restée chez nous. Je lui ai proposé de travailler, elle a accepté. Son père est parti un matin sans demander son reste, en laissant derrière lui un panier rempli de tomates écarlates.

Une aventure ambiguë

Il y a quelques années, cette nouvelle est parue sous forme de feuilleton sur un site culturel belge. Le titre fait bien sûr référence à l’oeuvre de Cheikh Hamidou Kane. Je l’exhume et vous la restitue ici, toujours sous la forme d’un feuilleton. Premier épisode…

(c) Pesterev

1.

La première chose que je pourrais dire est que je n’étais pas au courant. Je lisais dans mon fauteuil. Je n’ai rien entendu. Rien vu. Le corps a été découvert par ma femme de ménage. Le corps était nu. Je n’aurais pas aimé voir ça.

Ma femme de ménage, elle est habituée. Je veux dire : elle voit des corps d’hommes nus très régulièrement. Je le sais parce qu’elle me raconte avec minutie toutes ses aventures. Autant c’est une femme taiseuse au quotidien, autant elle peut devenir loquace quand elle m’en fait le récit. Ses mains surtout sont loquaces. Je bois ses paroles. Ses gestes, c’est une chorégraphie pour l’âme. 

Elle est splendide, Rena. C’est une liane. Une panthère. Avec un visage de madone. Elle se déplace sans bruit. La voir qui arrive, les jours de grand chaud, sur le sentier qui mène à la maison, c’est assister à une apparition. L’air tremble autour d’elle. Et le paysage s’estompe. Rena avance de son pas égal. Son regard est tourné vers le large, mais un large intérieur. Tout le monde a toujours dit que je la sautais. C’est faux, évidemment. Même si j’aurais adoré ça. 

Mais je suis un homme de principes, qu’on me croie ou non. Ce matin-là, je l’assure, je n’aurais pas pu commettre ce meurtre. J’étais dans ma bibliothèque, dont je ne sors qu’à midi trente pour un déjeuner léger sur la terrasse couverte. Qu’il pleuve ou qu’il vente. Je déjeune toujours là. D’ailleurs quand il pleut, c’est meilleur. La vue se dilue. Je respire mieux.

Car je vis dans un lieu où il ne pleut pas à moitié. Les averses sont gigantesques. Comme l’espace. Les arbres. Les carnivores. Les fleurs. Les fleuves. Les montagnes. Les singes. Et les hommes. Là où j’habite il y a la plaine, la savane comme on l’appelle. A l’horizon, un pic neigeux. Et le ciel. Le ciel surtout est immense. Je ne peux pas le regarder sans un vertige. La crainte d’y tomber. Je suis sérieux. Le toit, sur la coursive autour de la maison, est indispensable. Pour deux choses : l’ombre et le ciel. Assis là, on n’en voit plus qu’une bande azurée, de taille acceptable pour un homme de ma stature.

C’est d’ailleurs ce qui m’a forcé à avoir tous ces principes. L’espace. Tout est tellement surdimensionné qu’on s’y perd. On a besoin de repères solides. Et je n’y dérogerais pas. Même si, tôt ou tard, tout sera balayé, d’un grand coup de torchon humide.

Vers l’épisode 2

Rivages – visages

Je m’en vais. Je quitte à jamais cette terre où je suis née. Il faut bien vivre et vivre sera quitter, vivre ne sera qu’aller, vers ce dernier rivage.

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Photographie d’une photographie d’Hélène Akouavi

Dans ma valise, sagement recroquevillée entre mes jambes, vous ne trouverez rien. Ou presque. Des objets anodins. Personne ne pourra plus raconter leur histoire. Un foulard fleuri, un recueil de poèmes de Mahmoud Darwich, le livre des morts tibétain, un peigne en corne qui tient dans la paume, une montre sans bracelet et une paire de boucles d’oreille en toc (une perle de résine colorée montée sur un fil de métal couleur bronze). Avec ça, un vieux pull en laine à col roulé, deux paires de chaussettes, un pantalon, cinq culottes et deux tee-shirts. Et une grande enveloppe brune.

Chacun de ces objets me relie à une personne longtemps chérie. Ces personnes ont aujourd’hui disparu, englouties par leur propre existence, par le temps ou l’espace. Mais je sais que d’une certaine façon, elles ne me quitteront jamais complètement. Chacune, à sa manière, a fait de moi celle que je suis. Et ces objets, bientôt définitivement muets, ne sont que d’inoffensifs fétiches, la seule chose qui me rappelle au monde pour le temps qu’il reste.

Par contre, l’enveloppe, vous l’ouvrirez. Je le sais. Je l’ai emportée à dessein. Je vous la confie.

J’ai choisi douze photos. J’aurais pu en prendre dix, quinze, cinq ou vingt. Il fallait trancher. J’en pris douze. Les douze mois de l’année, peut-être. Ou les douze apôtres. Les douze pétales du lotus qu’on situe au niveau du cœur.

Pendant trois longues années, j’ai pris des centaines de photos. A chaque fois, ce sont des visages que j’ai photographiés. Je n’ai eu de cesse de prendre en photo ces gens qui arrivaient, seuls ou accompagnés, démunis ou équipés, naïfs ou bien informés face aux aléas possibles, aux droits et aux obligations qui leur incombaient. Mais toujours vulnérables. Ils étaient tous différents, chacune portait en creux son histoire, ses illusions et ses déconvenues. On dira qu’il y a des innocents et des crapules. Peut-être. Mais toutes ces personnes, elles arrivaient. Elles en étaient là. Elles abordaient un rivage. Et cherchaient à lui donner un visage.

Je suis allée dans une vingtaine de pays, dans des dizaines de bureaux, de centres d’accueil, de camps et de refuges. Officiels ou clandestins. Sombres ou chaleureux. Fermés et ouverts. J’ai fait face à des tonnes de questions. De regards détournés. De sourires. D’indifférence. De misère, d’humanité. D’humains.

C’est venu petit à petit. Je ne pourrais pas vraiment dire quand ça a commencé, exactement. Mais progressivement, dans cette quête insensée de visages, de réponses, j’ai perdu mes contours. Je me suis diluée dans cette mer humaine, où chacun, je le répète, ne faisait que répéter le geste du premier homme sur la lune. Alunir, atterrir, arriver – quelque que soit la rive, le pas que l’on fait a beau être petit, ce premier pas que l’on fait, il nous pose quelque part, nous y repose, avec douceur ou violence, dans un ailleurs qui est devenu le seul présent.

Atteindre la rive. Autrefois on racontait que l’hospitalité était une valeur sacrée. Il en allait de la vie et de la mort. Qu’à l’aune de l’accueil qu’on réservait à l’étranger ici se mesurerait l’accueil qui nous serait fait là-bas, dans un autre présent.

Au début, je photographiais comme une professionnelle. Je devais rapporter des images, illustrer des papiers, é-mouvoir, faire sortir les frileux, mettre en mouvement, réfléchir quelque chose du réel. Ensuite, lentement mais sûrement, j’ai cessé de chasser des images. Et j’ai voulu trouver l’humain. J’ai cherché les visages. J’ai mendié les visages. J’ai été prise d’une boulimie de visages. Je les regardais, muette, interdite, incapable de mots, je les photographiais, puis je les vomissais. Je les vomissais, je les pleurais, je les enterrais. Je me débattais dans un deuil insurmontable. Parce que chaque visage portait une vie entière, une vie insaisissable, une vie que rien ne me permettrait de dire.

Car rien ne nous permet de faire surgir l’indicible : le vécu toujours unique d’une existence arrachée à son berceau, à ses échardes, à ses secrets, à sa violence ou à son âpreté, une existence qu’il faut aller ancrer ailleurs, à tout prix, à tout prix il faut l’ancrer, car le pain, le lit, l’école, le chemin, la faute, tout peut être plus doux, on l’espère bien, on s’accroche à cet esquif, une vie meilleure, une vie à la mesure de, de quoi, d’un rêve, d’un ailleurs, cet ailleurs qui a la forme d’un rêve, car on a qu’une vie, qu’une seule vie dans cette peau, pourquoi attendre ?

Que restait-il de moi, dans cette marée ? Où étais-je ? Parce que je ne n’ouvrais pas ma porte à chacune de ces personnes, parce que je restais en marge du drame, parce qu’en fait de drame, il fallait une distance, pouvoir le penser, le dénouer, l’inscrire dans une histoire en marche, plus large et plus complexe, parce que je ne pouvais pas, parce que je ne faisais que construire des images et je manquais quelque chose, l’essentiel, le cœur de l’humain, là où pourrait avoir lieu la rencontre, l’accueil authentique, osé dans sa vertigineuse nudité – mon travail de photographie me menait toujours plus avant dans la dissolution, cette conscience d’un espace jamais atteint, en toute rencontre jamais atteint, d’une rencontre jamais advenue, d’un creux que je ne pouvais combler, et l’altérité, petit à petit, me défaisait.

Alors j’ai ouvert grand les bras, j’ai tout lâché, ou presque. J’ai resserré quelques objets dans une petite valise et j’ai pris le premier train, puis le suivant, et je prendrai toutes les routes qui s’ouvriront devant moi, sans espoir de retour, sans espoir de retour ni d’arrivée, en vagabond, en migrante, en quémandant l’ultime, mes pas livrés aux méandres du monde et aux courbes des corps, à la rencontre de – à défaut d’une réponse, d’un contours, d’un ancrage, d’un cœur à cœur possible – à la rencontre de la fin.

Les photos, vous pourrez vous les faire passer. Ce ne sont que des images, qui occultent des vies mouvantes et indicibles – celle d’une femme jeune et veuve qui baisse les yeux, vers ses enfants d’abord et vers la terre ensuite, ne les relèvera plus ; celle d’un enfant qui gardera toujours cet air ébahi, incapable qu’il est de croire à la disparition soudaine de ses parents, cette soudaineté ne se calmera pas, l’enfant restera perdu ; celle de cette famille qui a tenu ensemble, mais qui se délite dans l’épuisement, l’épuisement du voyage et plus encore, l’épuisement de se dire, de se savoir ailleurs, nulle part, quelle part, l’épuisement de ne plus rien savoir ; celle de ces frères qui ont perdu le leur, que travaillera toujours l’obscure culpabilité du frère perdu, du troisième qui n’est pas arrivé ; celle de ce couple que le chemin a réuni, qui ne pourra plus trouver d’autre source que celle-là, la route qui les malmenés et pourtant réunis ; celle de ce jeune médecin qui entassera longtemps des boîtes de conserve, dont les doigts saisiront des canettes et des boîtes, pendant qu’il cherchera à compter les vies qu’il n’a pas pu sauver ; celle de cette femme grosse d’un enfant à venir, les autres qui lui échappent déjà, se sont roulés dans la boue, en ont plein la bouche et les oreilles, mais le bébé non, pas encore, celui-là, au moins ; celle de cet homme à peine sorti de l’enfance, qui crâne, se trouble, voudrait toucher pour s’assurer de leur chair chaude ces femmes dévêtues, enrage, enragera longtemps ; celle de cet homme entre deux âges, qui chaque soir caressera dans sa poche le morceau de papier où lui sourient ses enfants, qu’il veut croire vivants quelque part, qu’il cherchera longtemps, qu’il n’enterrera jamais ; celle de ces filles qui sont prêtes à vendre leur corps et bien plus pour sortir de l’enfer : l’étroitesse de l’espace et des gestes et des rêves, ces filles érigées vers le monde, vers leur petit coin de monde qu’elles pourront habiter, où enfin s’oublier, se vautrer, s’accroupir ; celle de ce jeune homme qui souhaite étudier, sortir, faire la fête, l’accolade, le mur, faire quelque chose de sa vie et refaire le monde ; celle de l’homme sans futur sans passé sans liens, une brute, errant, égaré, saoulé de violence, de puissance factice et d’illusions noires ; il y a celle aussi d’une enfant qui dort, a trouvé le seul refuge qui reste, le sommeil, dont on en vient à souhaiter qu’il dure longtemps, pour toujours peut-être; le sommeil, le voyage du sommeil loin des rivages acérés.