Une aventure ambiguë 3

Il paraît que même la peau de son sexe portait les marques rituelles. Je n’aurais pas aimé voir ça. C’est Rena qui me l’a rapporté. Elle a trouvé l’homme dans l’ancien battoir, qui gisait sur le dos. C’est d’abord son ventre qu’elle a regardé. Le ventre est le siège de l’âme, répète Lamack. Le sien est rond comme un globe. Des parasites doivent s’être installés dans ses tripes pour une durée indéterminée. Lamack dit qu’elle a juste besoin de rondeur, son âme. L’homme avait le ventre étrangement dur. La peau a dû très vite virer au gris.

Rena connaît bien l’homme. Et plus encore son corps. La peau de son ventre, elle y a promené sa propre langue. Lorsqu’elle a découvert son cadavre, elle a tenu longtemps la verge inerte de l’homme dans sa paume, comme si elle attendait qu’elle se réveille une fois encore. Ou qu’elle cherchait à y déchiffrer les signes scarifiés dans la peau. 

C’est comme ça qu’on l’a retrouvée. Accroupie près du corps dans un état d’hébétude, a-t-on dit. Bien sûr, tout le monde pense que c’est elle la victime. Qu’elle a été abusée depuis ses plus tendres années. Je vous affirme, moi, qu’elle a joui depuis le plus loin de son existence et qu’elle l’a fait librement, hors de toute atteinte.

Je n’ai jamais assisté à ses ébats. Je préfère contempler ses gestes éloquents et entendre ces détails qu’elle me raconte ensuite, crument, si simplement que c’en est lumineux. Évidemment, personne ne me croira si je dis que je ne l’ai jamais touchée. 

Je ne croise ma femme de ménage qu’une seule fois par jour. Quand la chaleur commence à monter, elle passe fermer la fenêtre de la pièce où je me trouve et reprendre le plateau que j’ai laissé près de mon fauteuil. Elle entre sans frapper, se penche pour le ramasser. Je la salue et lui demande comment elle va. J’utilise toujours la même formule, le même ton aimable. Je peux me vanter de faire œuvre d’une politesse sans faille vis-à-vis de mes employés. Je n’y manque absolument jamais.

A mon salut, ma femme de ménage se tourne vers moi. C’est le seul moment où nous nous regardons dans les yeux. Si elle va bien, c’est qu’elle a trouvé un homme, comme elle dit, qui en vaut la peine. Son regard en dit long. Je pose alors mon livre et m’apprête à l’écouter. Sinon, elle répond juste d’un signe, en inclinant sobrement la tête, et ne s’attarde pas. 

Le reste du temps, elle vaque à ses occupations et moi aux miennes. La ferme me rapporte encore suffisamment pour ne pas à avoir à me soucier d’élargir mes activités. Je passe beaucoup de mon temps à lire, essentiellement des poètes. Je tiens rigoureusement les comptes de notre petite entreprise. Je le fais à la main, dans un grand registre que j’ai hérité de mon père. J’aligne les chiffres à la plume, je tiens beaucoup à cette plume et à l’encrier assorti. Je m’occupe du courrier une fois par semaine. 

Et je reçois également mes hommes, individuellement, pour faire le point sur le travail. La victime, je l’ai vue pour la dernière fois la veille de sa mort, à dix heure et quart précises. L’homme, ponctuel, m’a juste signalé la disparition d’une de nos vaches. Je lui ai demandé de s’enquérir auprès de chacun de nos bouviers. L’homme a pris acte et il est reparti aussi vite. Ses mollets m’ont paru surhumains, une fois de plus. 

Une aventure ambiguë 2

vers l’épisode 1

2. La peau a été scarifiée. Jusqu’à celle qui recouvrait son crâne rasé. Il a été dit que c’était une tentative de dissimulation. Une tromperie. Que je devais avoir un complice de sa race. 

Je suis désolé, mais il faut bien que j’utilise ce mot. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui l’ai dit en premier. Vous savez, quand on habite ici, on sait bien de quoi on parle. Je vous assure que quand vous vivez seul au milieu d’eux, dans ces plaines reculées, vous réalisez à quel point il y a quelque chose d’infranchissable entre nous. Qui ne tient pas tant à la couleur de la peau qu’à celles de nos songes. 

Certains détails des dessins incisés ont été pris en photo. Ils ne manquent pas de beauté. J’ai déjà vu ce genre de signes quelque part. Je devrais me souvenir, mais ma mémoire me joue des tours, depuis quelques temps. Que voulez-vous… Je suis un vieil homme. (C’est-à-dire surtout un vieux corps. Je crains qu’on ne puisse malheureusement pas en dire autant pour l’âme.) Lamack dit que la terre appelle son dû. Qu’on n’arrête pas de lui prendre pendant toute notre existence, qu’il est bien juste de lui rendre enfin quelque chose. Je ne me fais aucune illusion – la terre ne fleurira pas, lorsque je lui rendrai son dû.

Ma femme avait réussi à faire pousser des roses et des pivoines. Une saison, les fleurs se sont dressées au pied de la terrasse. Et puis il y a eu la grande sécheresse. Les plantes n’ont plus jamais portés de fleurs. Ma femme aussi s’est desséchée. Elle a toujours cru qu’elle pourrait faire sien ce lieu. Mais on ne fait pas sien l’étranger. On ne peut que s’en donner l’illusion en récréant ce qui a été sien, ailleurs. Au fond, on ne fait jamais que poursuivre ses restes d’enfance. Le seul moment de l’existence où on puisse réellement s’approprier les choses. Pleinement.

Rena, je l’ai vue arriver chez nous enfant. C’était la fille du jardinier. Ma femme y tenait, à ce jardinier. « Je lui apprendrais. » Les pivoines. L’homme avait les mains qui tremblaient lorsqu’il devait tailler les rosiers. Tout stériles qu’ils étaient devenus, ma femme lui demandait de les tailler régulièrement. Lorsqu’elle est partie, l’homme est venu me voir. Il m’a demandé s’il devait continuer à le faire. Il n’y a plus jamais touché. Par contre, les fruits et les légumes se sont multipliés dans notre carré de jardin. Et l’enfant y passait des heures, accroupie au milieu des plantes, jouant avec un bâtonnet à gratter la terre, à retourner les insectes. 

Un jour, je l’ai surprise en train de pisser. Elle était accroupie comme toujours, me tournant le dos, mais lorsque je me suis trouvé à quelques pas derrière elle, j’ai vu le jet qui sortait dru entre ses jambes et ses deux fesses découvertes, où la peau s’irisait de gouttelettes. Je n’ai jamais autant savouré la salade qu’après ce moment.

Quand elle est devenue pubère, son père a voulu la marier, mais quelque chose est arrivé. Une sombre histoire qui la rendait impropre au mariage. Elle est restée chez nous. Je lui ai proposé de travailler, elle a accepté. Son père est parti un matin sans demander son reste, en laissant derrière lui un panier rempli de tomates écarlates.

Une aventure ambiguë

Il y a quelques années, cette nouvelle est parue sous forme de feuilleton sur un site culturel belge. Le titre fait bien sûr référence à l’oeuvre de Cheikh Hamidou Kane. Je l’exhume et vous la restitue ici, toujours sous la forme d’un feuilleton. Premier épisode…

(c) Pesterev

1.

La première chose que je pourrais dire est que je n’étais pas au courant. Je lisais dans mon fauteuil. Je n’ai rien entendu. Rien vu. Le corps a été découvert par ma femme de ménage. Le corps était nu. Je n’aurais pas aimé voir ça.

Ma femme de ménage, elle est habituée. Je veux dire : elle voit des corps d’hommes nus très régulièrement. Je le sais parce qu’elle me raconte avec minutie toutes ses aventures. Autant c’est une femme taiseuse au quotidien, autant elle peut devenir loquace quand elle m’en fait le récit. Ses mains surtout sont loquaces. Je bois ses paroles. Ses gestes, c’est une chorégraphie pour l’âme. 

Elle est splendide, Rena. C’est une liane. Une panthère. Avec un visage de madone. Elle se déplace sans bruit. La voir qui arrive, les jours de grand chaud, sur le sentier qui mène à la maison, c’est assister à une apparition. L’air tremble autour d’elle. Et le paysage s’estompe. Rena avance de son pas égal. Son regard est tourné vers le large, mais un large intérieur. Tout le monde a toujours dit que je la sautais. C’est faux, évidemment. Même si j’aurais adoré ça. 

Mais je suis un homme de principes, qu’on me croie ou non. Ce matin-là, je l’assure, je n’aurais pas pu commettre ce meurtre. J’étais dans ma bibliothèque, dont je ne sors qu’à midi trente pour un déjeuner léger sur la terrasse couverte. Qu’il pleuve ou qu’il vente. Je déjeune toujours là. D’ailleurs quand il pleut, c’est meilleur. La vue se dilue. Je respire mieux.

Car je vis dans un lieu où il ne pleut pas à moitié. Les averses sont gigantesques. Comme l’espace. Les arbres. Les carnivores. Les fleurs. Les fleuves. Les montagnes. Les singes. Et les hommes. Là où j’habite il y a la plaine, la savane comme on l’appelle. A l’horizon, un pic neigeux. Et le ciel. Le ciel surtout est immense. Je ne peux pas le regarder sans un vertige. La crainte d’y tomber. Je suis sérieux. Le toit, sur la coursive autour de la maison, est indispensable. Pour deux choses : l’ombre et le ciel. Assis là, on n’en voit plus qu’une bande azurée, de taille acceptable pour un homme de ma stature.

C’est d’ailleurs ce qui m’a forcé à avoir tous ces principes. L’espace. Tout est tellement surdimensionné qu’on s’y perd. On a besoin de repères solides. Et je n’y dérogerais pas. Même si, tôt ou tard, tout sera balayé, d’un grand coup de torchon humide.

Vers l’épisode 2