Une aventure ambiguë 5

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Je n’ai qu’une requête. Médisez, conspuez, condamnez-moi. Mais laissez Rena tranquille. Même si cet homme a été son amant. Et même si elle connaît les recettes qui ouvrent la porte aux morts.  

C’est une femme qui a vécu sagement, ce n’est pas si courant. Du moins, c’est ce que moi je pense. Je n’oublierai pas ce jour où je lui avais demandé ce qui nous valait ce sourire resplendissant, qu’elle avait arboré au moment où je la saluais. Elle m’avait répondu : « J’ai un homme. » Cette réponse si simple m’avait suffisamment surpris pour que je laisse paraître quelque chose de mon étonnement. 

Rena s’était expliquée de bonne grâce. « J’ai un homme dont le sexe me va bien. » Et elle avait porté sa paume sur son ventre avec douceur, puis avait remonté lentement vers la poitrine, la gorge, jusqu’à ses lèvres, qu’elle avait entrouvertes comme si quelque chose devait en sortir. Elle avait ensuite repris son seau et était repartie, me laissant immobile, silencieux, envahi d’une joie étrange.

Je vous l’ai dit, le jour où le mort a été découvert, je lisais, assis près de la fenêtre, dans ma bibliothèque. Le ciel se couvrait, une nappe de nuages anthracite s’avançait à l’horizon ; sur les cimes enneigées, au loin, il y avait déjà de l’orage. Le troupeau mené par un de mes bouviers dans la prairie voisine soulevait une poussière dense, que seules les cornes en lyre des bêtes trouaient, dans un désordre où je laisse volontiers voguer mon regard. J’ai aperçu Moreso au loin. Il cherchait peut-être à rejoindre la tête de troupeau. Il était revenu à la ferme plus tôt que prévu. Son voyage n’avait pas dû porter les fruits attendus. Il m’avait demandé ce congé spécial parce qu’il souhaitait prendre une deuxième épouse. Il m’avait même décrit l’élue : une jeune fille initiée, qui avait aussi fréquenté l’école. 

Et moi, j’ai repensé à Mary. Elle aussi, elle avait passé quelques années à l’école des sœurs, où elle avait reçu son prénom chrétien. Elle venait d’une autre province. Elle était arrivée chez nous recommandée par le gérant d’une propriété voisine. À l’époque, je souhaitais que quelqu’un puisse me seconder dans la comptabilité. Ma femme avait déjà décroché et je passais encore le plus clair de mon temps à travailler à l’extérieur. 

 Il n’a pas dû être très difficile pour Mary de deviner qu’elle m’attirait. Je ne lui ai fait aucune avance. Une nuit, alors que je veillais seul dans la bibliothèque, la porte s’est ouverte. Le générateur était éteint et avec l’unique lueur de la lampe à pétrole, je ne distinguais qu’une vague silhouette. Alors que dans un réflexe j’attrapais le couteau que je garde toujours à portée de main, le bruit de ses pas m’a arrêté. Je le connaissais bien. Mary avait une façon bien à elle se mouvoir. Elle avait souffert de la polio, enfant, et en avait gardé un léger boitement. Elle est apparue dans le halo de la lampe. Ses épaules ambrées luisaient doucement au-dessus du pagne où elle s’était enroulée.