Une aventure ambiguë 9

Il est juste que je sois condamné, puisque j’aurais dû mourir. Je ne suis pas très sentimental, mais j’aime assez l’idée que l’existence puisse créer, avec le temps, une sorte d’équilibre. Je ne crois pas qu’il y ait une justice quelque part. Mais qu’un coup de balancier vienne de temps en temps remettre un semblant d’ordre dans tout ce chaos, voilà qui me paraît raisonnable. Il y aurait donc un juste retour des choses à ce que votre jugement m’élimine. 

Mon fils, je ne l’ai pas reconnu. La lettre de Mary me l’avait annoncé : ton fils viendra à toi, mais tu ne le reconnaîtras pas (et il te tuera, ajoutait-elle, et j’aime imaginer son air de vindicte, ses doigts se crispant sur le stylo alors qu’elle traçait ces mots sur la feuille). D’autres y verraient une prophétie. 

En l’engageant, je savais que John n’était pas du coin, mais il s’est fait sa place sans mal à la ferme. Je n’ai jamais vraiment su d’où il venait. Belle gueule, des muscles ramassés sous sa peau luisante, le crâne rasé, il est arrivé un matin pour savoir si on embauchait. Il a fait ses preuves, il est resté ; je ne lui pas prêté plus d’attention qu’il n’en méritait. Je l’ai dit, je ne joue pas la carte de la familiarité avec mes gars. J’ai bien senti quelque fois qu’il voulait se faire remarquer, qu’il flirtait avec une forme d’insolence, qu’il voulait se mesurer à mon autorité. Je ne suis jamais rentré dans son jeu. Et je reconnaissais ses qualités. Il avait la main avec les troupeaux et il n’y en avait pas deux comme lui lorsqu’il fallait aider une bête à mettre bas. C’était un corps persévérant à la tâche, de la constance dans le travail. Et un regard qui vous plantait dans vos souliers sans avoir besoin de s’attarder. Pas étonnant qu’il ait retenu celui de Rena.

Mais là où elle s’est trompée, Mary, c’est que ce n’est pas tant ça qui m’importe. Le plus difficile, dans cette aventure, c’est de devoir laisser tomber ma femme de ménage. Une telle perle. Une femme capable sans vous toucher de vous faire râler de plaisir à en perdre conscience. Je n’ai jamais autant joui qu’en la contemplant. Je ne l’ai jamais possédée et je ne regrette rien.

Le poison, ne l’a-t-elle pas préparé elle-même pour son amant ? Comme il a dû être bon ce moment, lorsqu’ils se sont retrouvés pour la dernière fois, qu’elle lui a tendu la fiole. La nuit s’est déroulée comme John devait l’avoir imaginée. Le sang de la vache. Les scarifications. Ce n’est pas tous les jours qu’on va tuer son père. D’autres y auraient mis moins de formes, mais il y a des raffinements qu’il serait dommage de se refuser. Ce qui continuera à m’échapper, c’est le basculement. 

A un certain moment, une fêlure a dû se dessiner. L’ivresse de la nuit a peut-être été suffisante. Ces corps qui exultent. Une sauvagerie enfin admise, dans laquelle on se laisse glisser avec un délicieux vertige. Ou peut-être est-ce autre chose. Vous savez, le désespoir qui peut parfois vous tenir, dans ces zones reculées… Il suffit d’un ciel étoilé pour que tout se renverse. Et la potion qu’on destinait à un autre, on la boit soudain avec gratitude, le soulagement est immense, comme le firmament.

Une aventure ambiguë 6

vers l’épisode 5

Notre liaison n’a pas duré. Une quinzaine de rencontres clandestines tout au plus. Nous ne nous parlions pas. J’avais pour ce corps un appétit que rien ne semblait devoir tromper. Mais je restais extrêmement discipliné. La journée, nous nous évitions soigneusement. 

Le jour où Mary m’a annoncé qu’elle attendait un enfant, j’ai pris la tangente. Que voulez-vous… Une multitude y est passée avant moi et je crois que je n’ai été ni pire, ni meilleur que les autres. Au moins lui ai-je d’emblée proposé un soutien financier. Pour être tout à fait honnête, j’espérais échapper ainsi à toute forme de chantage. Mais je n’étais pas prêt à aller plus loin. La situation était ce qu’elle était. J’avais encore une réputation à défendre, du moins c’est ce que j’imaginais. Et j’étais encore ce jeune blanc-bec qui croit comprendre les rouages qui régissent les relations avec autrui, qui plus est dans ce contexte. Un patron, une employée, un homme, une femme, un Blanc, une Noire. Aujourd’hui je sais que je n’en connaissais rien et qu’il en sera toujours ainsi. 

Personne n’a jamais su pourquoi Mary était partie. C’était presque une étrangère, sur ces terres, aussi personne ne s’en est vraiment soucié. La seule qui aurait pu se douter de quelque chose a pris le large. Soyons clair. Ma femme s’en est allée parce qu’elle ne s’est jamais résignée. Ou, pour dire les choses autrement, parce qu’elle s’est résignée trop vite. C’est une question de perspective. Quand on vit dans ces immensités, on finit par réaliser qu’on n’est qu’un grain de poussière qui virevolte au gré du vent. Que toute tentative de durer est portée au néant. On construit quelques balises, pour tenir, et puis on laisse couler. Simple question de pragmatisme.

Lamack dit que la montagne c’est dieu. Je n’ai jamais très bien compris s’il entendait par là que dieu s’y logeait, quelque part dans les brumes qui cachent souvent son sommet, ou s’il vénérait la montagne elle-même comme une divinité. Au fond, pour ces hommes, ça n’a pas d’importance. La montagne, la vie, la divinité font un et font tout. La vache participe du même esprit. Par contre, je n’ai pas encore très bien cerné quelle est ma place, là-dedans. 

Mon existence dans ce lieu est pourtant bien rodée. Il suffit d’avoir quelques principes et de s’y tenir. Je fais mon travail. Je ne mets personne au-dessus de moi, mais personne en-dessous non plus. J’évite soigneusement d’entretenir toute illusion quant la possibilité d’avoir avec autrui des échanges autres que factuels. Et, malgré les apparences, je m’interdis toute intimité douteuse. 

Il y a une chose cependant que j’ai réalisé : c’est que, même si je ne saurai probablement jamais vraiment quelle est ma place dans cette histoire, je m’y trouve bien. J’en ai pris conscience quand Rena s’est mise à me raconter ses aventures. Et croyez-moi, il n’y a là rien, justement, de suspect. Ni d’illusoire. Au contraire, il m’a rarement été donné de vivre quelque chose d’aussi net, sans l’ombre d’une futilité.

Le jour de la découverte du cadavre dans l’ancien battoir, ma femme de ménage a frappé à la porte de la bibliothèque où j’étais occupé à lire. Cela aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Rena, en vraie nomade, entre sans frapper partout où elle va, elle n’encombre pas de ces convenances importées dont finissent pas s’imprégner ici même les plus intransigeantes natures. Elle ne fait jamais que passer. En entendant le coup sur la porte, j’ai pensé qu’il s’agissait de Moreso ou d’un des gars. Comme il n’était pas l’heure des entretiens, je n’ai pas pris la peine de répondre. Je l’ai dit, s’il y a bien une chose sur laquelle je ne déroge pas, ce sont les principes. 

Alors, la porte s’est ouverte lentement. Et le visage de Rena est apparu. J’ai bien vu que plus rien ne serait pareil.