Une aventure ambiguë 6

vers l’épisode 5

Notre liaison n’a pas duré. Une quinzaine de rencontres clandestines tout au plus. Nous ne nous parlions pas. J’avais pour ce corps un appétit que rien ne semblait devoir tromper. Mais je restais extrêmement discipliné. La journée, nous nous évitions soigneusement. 

Le jour où Mary m’a annoncé qu’elle attendait un enfant, j’ai pris la tangente. Que voulez-vous… Une multitude y est passée avant moi et je crois que je n’ai été ni pire, ni meilleur que les autres. Au moins lui ai-je d’emblée proposé un soutien financier. Pour être tout à fait honnête, j’espérais échapper ainsi à toute forme de chantage. Mais je n’étais pas prêt à aller plus loin. La situation était ce qu’elle était. J’avais encore une réputation à défendre, du moins c’est ce que j’imaginais. Et j’étais encore ce jeune blanc-bec qui croit comprendre les rouages qui régissent les relations avec autrui, qui plus est dans ce contexte. Un patron, une employée, un homme, une femme, un Blanc, une Noire. Aujourd’hui je sais que je n’en connaissais rien et qu’il en sera toujours ainsi. 

Personne n’a jamais su pourquoi Mary était partie. C’était presque une étrangère, sur ces terres, aussi personne ne s’en est vraiment soucié. La seule qui aurait pu se douter de quelque chose a pris le large. Soyons clair. Ma femme s’en est allée parce qu’elle ne s’est jamais résignée. Ou, pour dire les choses autrement, parce qu’elle s’est résignée trop vite. C’est une question de perspective. Quand on vit dans ces immensités, on finit par réaliser qu’on n’est qu’un grain de poussière qui virevolte au gré du vent. Que toute tentative de durer est portée au néant. On construit quelques balises, pour tenir, et puis on laisse couler. Simple question de pragmatisme.

Lamack dit que la montagne c’est dieu. Je n’ai jamais très bien compris s’il entendait par là que dieu s’y logeait, quelque part dans les brumes qui cachent souvent son sommet, ou s’il vénérait la montagne elle-même comme une divinité. Au fond, pour ces hommes, ça n’a pas d’importance. La montagne, la vie, la divinité font un et font tout. La vache participe du même esprit. Par contre, je n’ai pas encore très bien cerné quelle est ma place, là-dedans. 

Mon existence dans ce lieu est pourtant bien rodée. Il suffit d’avoir quelques principes et de s’y tenir. Je fais mon travail. Je ne mets personne au-dessus de moi, mais personne en-dessous non plus. J’évite soigneusement d’entretenir toute illusion quant la possibilité d’avoir avec autrui des échanges autres que factuels. Et, malgré les apparences, je m’interdis toute intimité douteuse. 

Il y a une chose cependant que j’ai réalisé : c’est que, même si je ne saurai probablement jamais vraiment quelle est ma place dans cette histoire, je m’y trouve bien. J’en ai pris conscience quand Rena s’est mise à me raconter ses aventures. Et croyez-moi, il n’y a là rien, justement, de suspect. Ni d’illusoire. Au contraire, il m’a rarement été donné de vivre quelque chose d’aussi net, sans l’ombre d’une futilité.

Le jour de la découverte du cadavre dans l’ancien battoir, ma femme de ménage a frappé à la porte de la bibliothèque où j’étais occupé à lire. Cela aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Rena, en vraie nomade, entre sans frapper partout où elle va, elle n’encombre pas de ces convenances importées dont finissent pas s’imprégner ici même les plus intransigeantes natures. Elle ne fait jamais que passer. En entendant le coup sur la porte, j’ai pensé qu’il s’agissait de Moreso ou d’un des gars. Comme il n’était pas l’heure des entretiens, je n’ai pas pris la peine de répondre. Je l’ai dit, s’il y a bien une chose sur laquelle je ne déroge pas, ce sont les principes. 

Alors, la porte s’est ouverte lentement. Et le visage de Rena est apparu. J’ai bien vu que plus rien ne serait pareil.